top of page
  • yvesschairsee

les Lanciers, un quadrille marxien ? (ép. 3)

Dernière mise à jour : 9 juin



Dans l'article inaugural qu'on peut retrouver ici sur notre blog, on se proposait, il y a plus de 3 ans, d’enquêter sur le responsable de l’importation du quadrille des lanciers sur le territoire français. La question de l'origine de la traversée de la Manche de ce quadrille anglais n'était, en effet, pas réglée, et faisait l'objet de supputations depuis fort longtemps.


Voici enfin le temps d’ajouter un nouveau suspect à cette enquête, et peut-être de la clore définitivement ?


Dans les 2 épisodes précédents, nous avons déjà étudié les cas de Laborde et Cellarius (respectivement ici et ici), pour en arriver à la conclusion que de ces 2 maîtres de danse popularisateurs du quadrille (y compris à la cour de Napoléon III), c’était sans doute Laborde qui avait sauté le premier sur l'opportunité d'ajouter un nouveau succès à son pédigrée de maître à danser. Néanmoins, pouvait-on affirmer que quelqu’un ne s’était pas attelé à le populariser avant ? Bien sûr non. Il était tout à fait possible que Laborde n’ait fait que récupérer un engouement qui était déjà existant et qui avait donc déjà été provoqué d'une manière ou d'une autre, par quelqu'un ou quelque chose.


Il est donc temps maintenant de répondre à cette question : "Le quadrille des lanciers était-il déjà connu en France avant que Laborde ne s'en empare ?" La réponse est... "OUI" !

En effet, le quadrille anglais qui nous intéresse avait déjà été joué en France.


HENRI MARX


Ce qui permet de l’affirmer, c’est encore et toujours les journaux. De fait, le quadrille est déjà là pendant le carnaval de l'année 1856, comme en atteste "L'Univers musical, journal littéraire et artistique" du 16 février de cette année :


Parmi les quadrilles éclos pendant la bruyante saison du carnaval, nous signalerons "The Lancers" de M. Marx (pourquoi ne pas dire tout simplement les Lanciers ? c'était bien plus facile à retenir, enfin...). "The Lancers" doit son titre un peu prétentieux aux

airs anglais qui ont fourni les thèmes de ses cinq figures. M. Marx est un des princes du quadrille, un des favorisés de cette muse hilariante (sic) qui a donné un empire à Musard, aussi "The Lancers" sont-ils en dépit de leur titre, un quadrille bien réussi dans toute l'acception du mot ; exécuté à grand orchestre aux bals de l'Opéra, il a produit beaucoup d'effet et a obtenu un succès très-mérlté (sic).


Evidemment, Karl Marx n'a rien à faire dans cette histoire. Mais qui est donc ce Marx donné comme créateur du quadrille par ce journal ?


Cette question nous amène à nous pencher sur le cas d’un musicien dont nous n’avions pas encore eu l’occasion de parler, bien que sa production de musiques de bal ait été industrielle (voir la page qui lui est relative ici sur Gallica) : j’ai nommé Henri Marx, qui fut notamment chef d’orchestre du Bal Valentino et du Bal Mabille.


De lui, comme de beaucoup de ses collègues, on sait peu de choses. Il fait partie des inconnus qui ont rythmé les nuits parisiennes et qui ont disparu du souvenir collectif.

Quelques données généalogiques amassées par 2 passionnés (dont un descendant de la famille Marx) nous mettent sur la piste. Comme Isaac Strauss (dont nous avons parlé ici), Henri Marx est issu d’une famille juive, en l'occurence de Moselle, alors que le bienfaiteur de Vichy venait, lui, d'Alsace. Plus exactement, nous avons établi qu'Henri Marx (ou plutôt, selon l’état civil, Henri Isaac dit Marx) est né le 11 août 1819 à Sarreguemines. Cela est écrit dans la liste des Mosellans naturalisés Français dans les années 1870 (voir ici), et le lieu de naissance est confirmé dans son acte de décès le 1e janvier 1888 à Colombes, à l'âge de 68 ans. (La date de naissance renseignée dans la fiche compositeur de la BNF est incorrecte.)


extrait d'un registre d'optants pour la nationalité française (nom / date et lieu de naissance), dont Henri Marx

Comme les Strauss, les "Isaac dit Marx" sont une famille de musiciens qui tentent leur chance à Paris. D’ailleurs, Henri a un frère, Isidore, qui est violoncelliste et suit les cours au conservatoire de la capitale, comme l'explique "la Tribune dramatique" du 28 mars 1843 :


BALS SAINT-HONORÉ. — Aux amateurs de joie, de bon ton et de bon goût, nous devons recommander les bals brillants de la salle des Concert Saint-Honoré. Si vous entendez

là incontestablement un des meilleurs orchestres de tout Paris, vous n'en serez nullement étonné en remarquant à sa tête M. Henri Marx, jeune artiste du plus grand avenir musical.

La plupart des quadrilles, choisis avec une appréciation remarquable, sont redemandés chaque soir : il suffit de se présenter au seuil de la salle pour que l'envie vous prenne de danser. M. Marx, le jeune et déjà si habile chef d'orchestre, est frère de M. Isidore Marx, violoncelliste du plus beau talent, qui a obtenu cette année le premier prix du Conservatoire. Il est des familles privilégiées.


Isidore Marx (frère de Henri). collection familiale de Jean-Claude Beïret Montagné

Il est possible qu'Henri ait eu un 2e frère, Elias, lui aussi musicien. Les informations disponibles ne nous permettent cependant pas de savoir avec certitude si Elias et Isidore sont ou pas la même personne.


On voit que Henri Marx se fait un nom et un prénom à la tête des orchestres de bal français dans les années 1840.

On sait, de plus, qu'il fut plus tard un des atouts de la saison estivale du Casino de Royan, comme Laborde le fut à Trouville ou Cellarius à Dieppe. A ce sujet, "Le Monde artiste" du 20 juillet 1878 dit :


Bientôt vont commencer les soirées dansantes et les bals d'enfants, sous la direction de M. Henri Marx, ancien chef d'orchestre de Mabille, Valentino, etc., etc.

Henri Marx est le digne émule d'Olivier Métra, pour le nombre et la distinction de ses compositions. Le public royanais fera un accueil des plus chaleureux à cet artiste, qui a dirigé pendant quatre années les concerts de notre Casino. Nous devons à l'affectueuse sympathie qui le lie avec M. Constantin la bonne fortune de lui voir accepter un place si secondaire. Tant mieux pour nous !


Mais l'essentiel pour l'objet de cet article est ce que nous lisons à son propos dans le "Figaro" du 20 avril 1856, soit avant que Laborde ne s'empare du quadrille quelques mois plus tard :


M. Marx vient de publier un quadrille militaire intitulé "The Lancers", qu'il dit fait sur des motifs anglais ; c'est exact, mais, pourquoi M. Marx, qui est un vieux compositeur, à ce qu'il paraît, n'a-t-il pas publié son quadrille "The Lancers", sous le même nom qui avait signé la première édition de son œuvre, il y a trente ans, à Dublin By J. Willis, Westmoreland Street ;

puisque la seconde édition de son travail était, note pour note, le même travail, pourquoi signer d'un pseudonyme, aujourd'hui ?


"Lancer's quadrilles" de Duval. L'adresse de l'éditeur citée par le Figaro est surlignée en vert.

LES LANCIERS ANGLAIS


Au sujet des Lanciers publiés par Henri Marx, nous disposons de 2 partitions : l'une que l'on trouve sur le site Gallica, et une seconde que nous avons trouvée chez un vendeur de partitions anciennes. A priori, elles ne devraient pas différer car le frontispice est identique (il est représenté en tête d'article), si ce n'est que la partition de Gallica est destinée à un piano à 2 mains et celle que nous possédons est pour un piano à 4 mains. Néanmoins, outre le fait que les notes sont forcément légèrement modulées vu que les techniques pour jouer le quadrille sont différentes, on est rapidement interpellé par une discordance bien singulière : le nombre de mesures d'une figure n'est pas identique dans les 2 versions. Ainsi, il y a systématiquement des mesures en plus pour chacune des figures de la partition pour piano à 4 mains, ce qui est difficilement explicable !


Tentons néanmoins de trouver une explication...

Un examen de la partition à 2 mains nous montre que les figures expliquées par le maître à danser "John White" (dont l'identité nous était totalement obscure) ne correspondent pas à ce qui est classiquement dansé en Angleterre, et ce contrairement à ce qui est annoncé dans la partition, à savoir que ce quadrille est censé "être dansé à l'Anglaise".


Dans les "Lancer's quadrilles" publiés en Angleterre, par exemple en 1823 (dans la 7e édition du quadrille, date estimée par Paul Cooper de regencydances.org) ou dans les années 1850, autrement dit dans les 2 partitions que nous avons consultées, il y a des mouvements supplémentaires par rapport à ce que "John White" mentionne.

Par exemple, pour la 1e figure, avant d'effectuer le tiroir, "first Lady and Gentleman and opposite couple change places and back again." ("la 1e dame et son cavalier changent de place avec le couple opposé puis retournent à leur place."), passage qui a été supprimé par John White. Les passages où on tourne en formant une croix ou une cage sont également sucrés.

Pour démarrer la 2e figure, "the 1st Lady and Gentleman advance and retire twice" (au lieu d'1 seule fois chez White). De plus, après les chassés les Anglais "turn [their] partner right and left", alors qu'on ne tourne que dans un seul sens dans la partition à 2 mains de Marx.

(On vous économise l’analyse complète de toutes les figures, qui pourrait faire l’objet d'un article scientifique à elle toute seule.)


The Lancers, piano à 2 mains par Henri Marx, explications des figures par John White

En fait, il est frappant de constater que le quadrille pour piano à 2 mains a un nombre de mesures qui convient à la manière dont Laborde ou Cellarius l'ont adapté pour le faire correspondre à leur conception du goût français (à condition d'une petite "correction" dans la 5e figure, qui en l'état est trop courte selon la partition).


Si cette interprétation est correcte, il est assez normal que la BNF renseigne la date de 1857 pour la partition : il faut que les Français aient apporté leur patte au quadrille pour qu'il soit raccourci de cette manière.

Nous sommes confortés dans cette idée par le nom des figures renseignées dans la publication : les tiroirs, les lignes, les moulinets, les visites et les lanciers sont les noms qui ont, a priori, été donnés par le maître de danse Cellarius aux figures du quadrille (Laborde a imaginé d'autres dénominations). Marx fait d'ailleurs un appel du pied à Cellarius sur le frontispice de sa partition, lui dédiant une de ses compositions.

Bien sûr, on pourrait postuler que c'est John White ou Marx lui-même qui aurait raccourci le quadrille et inventé le nouveau nom des figures, mais il nous semble que cette hypothèse est moins probable.


Nous avons contacté Paul Cooper de regencydances.org pour avoir un premier avis sur ces partitions. Selon lui, "John White" pourrait être John Charles White, un musicien / compositeur / vendeur de musique de Bath. Il a publié plusieurs quadrilles propres, dont son "21e quadrille" de 1819, qu'il a nommé "The Lancers".

Néanmoins, même si on peut raisonnablement supposer que c'est le John White dont parle Henri Marx, la publication française n'est conforme ni à la publication de Duval de 1817, ni aux figures de White de 1819. À notre avis, nous avons à faire à des instructions de danse dont le sous-titre pourrait être : "suite au découpage des mesures fait par Cellarius, si vous voulez vraiment reproduire quelque chose qui ressemble à la manière de danser le quadrille comme les Anglais, faites ceci !" Mais, de fait, on a déjà dévié des pas d’origine des britanniques et l’accroche commerciale est clairement mensongère.


Nous retenons ainsi l'hypothèse qu'Henri Marx a recherché une légitimation anglaise à son quadrille après que les maîtres à danser parisiens l'ont adapté "à la française".


En ce qui concerne la partition pour piano à 4 mains, l'histoire est toute autre : les figures n'y sont pas nommées et on n'a pas non plus de description des figures. A fortiori, aucun maître à danser n'y est cité, si ce n'est Cellarius sur le frontispice...

Une chose est sûre : il nous semble que le nombre de mesures est plus propice pour caser les mouvements réalisés en Angleterre. On aurait ainsi tendance à dire que la partition pour piano à 4 mains rend mieux compte du vrai quadrille anglais, et ce même si des mystères subsistent (par exemple, une des mélodies de la 3e figure n'est pas incluse dans les versions anglaises du quadrille que Paul Cooper de regencydances.org connaît).


Pourrait-on alors envisager que nous ayons à faire à une partition publiée, au moins à l'origine, en 1856, au moment où le Figaro se moque de Marx dans son article lui reprochant d'avoir copié-collé les mélodies anglaises à un point tel qu'il devrait mentionner l'éditeur anglais sur sa partition ? En effet, on sait que le quadrille est joué dans les bals du carnaval mais rien ne précise qu'on danse vraiment sur la musique. La partition pour piano à 4 mains pourrait-elle être une version de démonstration strictement destinée à charmer les oreilles sans mobiliser les pieds, tentant simplement d'introduire le quadrille en France ?



The Lancers, par Henri Marx (arrangement à 4 mains de Charles Pollet)

À vrai dire, on n'en sait rien. C'est une hypothèse fort séduisante même si le frontispice identique à la partition à 2 mains de 1857 serait un argument pour affirmer le contraire. À moins de supposer que les partitions de 1856 (avec un autre frontispice ?) ont été republiées et étoffées en 1857.

Le fait de remercier l'"ami Isaac Strauss" au-dessus des portées musicales pourrait s'expliquer par le fait que c'est lui qui mène les bals du carnaval de 1856 à l'Opéra. Si le quadrille y a été joué, conformément à ce que dit l'article cité plus haut, c'est forcément le résultat de la générosité du Strasburgo-Vichissois, ou même peut-être de l'amitié qui lierait les deux musiciens juifs issus du Grand-Est.

Un point presque anodin qui nous donne encore plus la conviction que nous voyons vraiment ici une partition de 1856, c'est la typographie, qui est clairement différente de celle utilisée dans la partition pour piano à 2 mains. C'est vrai pour le texte, mais c'est aussi vrai pour les portées : qu'on regarde simplement la clé de fa ! L’éditeur (E. Girod) est le même, mais la typo a changé. Les 2 partitions ne sont donc pas publiées au même moment.


Le fait qu'Henri Marx aurait fait le trait d'union entre Angleterre et France en copiant-collant la musique anglaise en 1856 et en la faisant jouer aux bals de l’Opéra nous permet-il de dire que c'est lui qui est allé chercher ce quadrille dans la Perfide Albion et l'a ramené à Paris à l’origine ?

Assurément non ! On n'est jamais sûr du rien !

Néanmoins, suivant ce que nous avons pu trouver dans les journaux, c'est celui de nos 3 suspects qui est le premier cité chronologiquement pour des faits liés au quadrille qui ne font a priori pas de doute.


Nous précisons cela car une suspecte plâne sur cette histoire. Rappelez-vous, dans l'article inaugural de cette série, nous citions bien 4 personnes susceptibles d'avoir importé les Lanciers en France ! Laissons pour l'instant encore un voile sur l'identité de la 4e. Mais soyez sûrs d'une chose : très bientôt, nous y reviendrons !


LES RECONSTITUTIONS


Comme d'habitude, nous terminons cet article avec les reconstitutions. Comme nous avons déjà parlé abondamment des partitions plus haut, nous n'en ajouterons pas beaucoup plus à leur sujet. Comme à l'habitude, c'est notre complice Ilkay Bora Oder (son site est ici) qui les a réalisées. Les mélodies n'auront rien d'original pour ceux d'entre vous qui connaissent déjà bien les mélodies anglaises du quadrille des lanciers. Nous nous devions cependant de reconstituer la version de Henri Marx car elle nous paraît importante d'un point de vue historique.


Comme expliqué plus haut, nous avons allongé la dernière figure de la version pour piano à 2 mains, et ce en répétant la phrase d'introduction, ce qui n'était pas le cas sur la partition. Celle-ci ne convenant pas en tant que fin d'un quadrille, nous avons ajouté la ritournelle en guise de fin, passage qui est généralement utilisé pour polker de nos jours.


243 vues0 commentaire

Comments


bottom of page