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La folie fatale de Jullien (1860)

  • yvesschairsee
  • 3 oct.
  • 16 min de lecture

Dernière mise à jour : 23 oct.

incrustation de "The Late Monsieur Jullien" ("feu Monsieur Jullien"), gravé par D. J. Pound d'après une photo de Mayall, vers 1860 (source : British Museum) dans les décors en trompe-l'oeil de l'entrée de la maison de la Folie Saint-James (photo Olivier Ravoire)
incrustation de "The Late Monsieur Jullien" ("feu Monsieur Jullien"), gravé par D. J. Pound d'après une photo de Mayall, vers 1860 (source : British Museum) dans les décors en trompe-l'oeil de l'entrée de la maison de la Folie Saint-James (photo Olivier Ravoire)

Ce n'est pas la première fois que nous écrivons un article à propos de Louis Antoine Jullien : en effet c'est le chef d'orchestre de bal français du 19e siècle qui a eu la destinée la plus extraordinaire. Le natif de Sisteron quitte la France vers 1839 après avoir régné sur le Jardin Turc et avoir été le rival de Musard. Il devient une star en Angleterre. Comme en France, son appétit pour la démesure lui fait alterner les succès les plus prodigieux et les banqueroutes les plus retentissantes. Mais son allant et son sens du marketing lui permettent toujours de continuer et de fuir en avant de plus belle. En 1853, il part en tournée aux Etats-Unis où il collabore avec Barnum (celui du cirque) pour réaliser les mises en scènes les plus prodigieuses de ses concerts. De retour à Londres, il investit dans une salle de spectacles à Surrey Gardens mais en sort ruiné. S'en est alors fini pour l'Angleterre. En 1859, après 20 ans d'exil, Jullien rentre en France. Il est forcément emprisonné un moment à cause de ses dettes car l'autorité pense qu'il est devenu anglais et qu'il ne peut donc pas se déclarer en faillite. Heureusement, sa citoyenneté française finit par être reconnue. Berlioz renonce à l'argent que lui doit Jullien, créance datant du temps où le premier était chef d'orchestre du second au Théâtre londonien de Drury Lane, en 1848, lors de l'exil anglais du célèbre compositeur.

C'est un homme sans doute diminué qui rentre en France, mais à la démesure toujours intacte. Il doit donner des concerts au Cirque de l’Impératrice, sur les Champs Elysées, ce qui, espère-t-il, refera sa fortune. Sa tête bouillonne de projets et d'idées de compositions dont "la Napoléonienne", une ode en l'honneur de Napoléon III. Mais la chance, cette fois, semble l'avoir définitivement quitté, ainsi que la raison.


Modes estivales de 1844 aux Surrey Gardens, London Metropolitan Archives (City of London)
Modes estivales de 1844 aux Surrey Gardens, London Metropolitan Archives (City of London)

On a déjà touché du doigt la folie de Jullien dans l'article que vous trouverez ici. A l'époque, nous reproduisions les mémoires de Berlioz qui narrait divers épisodes rocambolesques qui semaient le doute sur la santé mentale de l'ancien maître du Jardin Turc.

Il nous aurait été possible de citer d'autres épisodes tout aussi ahurissants, rendant compte de l'exaltation chronique de Jullien. Néanmoins, ici nous nous attachons plutôt à ses derniers jours.


En effet, dans le journal "La Liberté" du 2 novembre 1887 (qu'on trouve ici dans Gallica), nous avons trouvé le récit du critique et feuilletoniste belge Léopold Stapleaux qui, suivant ses dires, fut un proche de Jullien lorsque celui-ci revint à Paris. Il y décrit des événements tout à fait effarants survenus lors de ses dernières rencontres avec le chef d'orchestre. Apparemment, il a déjà publié cette histoire avant, probablement en 1882 car un journal canadien et un journal anglais la résument cette année-là, mais nous n'avons pas trouvé la source française ou belge d'origine.

Si Berlioz nous faisait déjà entrevoir la folie qui semblait avoir saisi Jullien à son retour en France, le récit de Stapleaux nous illustre dans le détail l'étendue du mal.

Il nous permet en plus de faire une chose que nous adorons : donner de la chair à ces maîtres du 19e siècle qui ont présidé aux divertissements de monsieur-tout-le-monde et qui sont désormais effacés des mémoires.


Peut-on faire confiance à ce qui est narré par Stapleaux ? Nous ne le savons pas vraiment. Il est déjà étrange de relater les faits plus de 20 ans après qu'ils sont survenus ! Son récit corrobore néanmoins des entrefilets publiés dans les journaux à l'époque, en 1860, mais où il n'était pas cité comme protagoniste des étranges événements dont il est question, sans que les journaux soient d'ailleurs très clairs sur qui en avait été témoin.

Néanmoins, ce qui est dit a des accents de vérité suffisamment convaincants pour être transcrit, même si nous ne pouvons exclure que Stapleaux ait romancé des éléments de faits divers à son propre avantage.

Nous ajoutons aux récits nos propres commentaires lorsque nous jugeons utile de préciser le degré de plausibilité que nous attribuons à ce que nous lisons.


LE RECIT DE LEOPOLD STAPLEAUX


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FEUILLETON DE LA LIBERTÉ DU 2 NOVEMBRE 1887 - ROSITA - SOUVENIR


"J'ai été, pendant une année, l'ami intime d'un homme célèbre dont le bruit de la renommée ne pouvait être contesté par personne, car il l'avait conquise à coups de canon, quoiqu'il fût des plus pacifiques.


[Stapleaux fait référence aux canons et autres bruitages extravagants qui étaient utilisés pour agrémenter les quadrilles à partir des années 1830.]


Sans avoir aucun grade, il avait commandé une armée victorieuse chaque soir, dans Paris, au Jardin Turc, où elle exécutait des morceaux d'ensemble d'un choix heureux et les valses que composait son chef... d'orchestre.


Il s'appelait Jullien.


C'était un très beau garçon à la chevelure noire, aux grands yeux rêveurs, avec des éclairs troublants dans la prunelle, le teint mat, le nez droit, la moustache en crocs, portant les favoris à l'anglaise, et dont l'ensemble de la physionomie était empreint d'une amabilité innée.


Le premier, il avait eu l'idée de créer un orchestre monstre où il avait accentué les coups de grosse caisse par des détonations d'armes à feu. Mais des difficultés étant survenues entre Jullien et l'autorité, le Jardin Turc dut fermer ses portes et Jullien quitter Paris.


[Nous ne serions pas aussi affirmatifs. Il nous semble que c'est d'abord Musard qui a utilisé des armes à feu dans les quadrilles. De plus, il semble que Stapleaux fasse un raccourci un peu abusif quand il dit que Jullien a quitté Paris après l'épisode du Jardin Turc : en effet Jullien a tenté de mettre en place des concerts et des bals au "Casino Paganini" après son départ du Jardin Turc. L'échec de cette tentative nous semble être une raison supplémentaire sinon la raison principale de l'exil de Jullien. Il est certain que les difficultés entre Jullien et l'autorité sont surtout devenues aiguës (et ont nécessité un passage devant le tribunal) à l'époque du Casino Paganini.]


Il alla à Londres, puis en Amérique, importer ses salves mélodiques, qui furent très goûtées par les Anglais et les Yankees.


Mais, en quittant Paris, Jullien y laissait deux réputations :

Celle de chef d'orchestre comme on n'en avait jamais vu, et celle de compositeur applaudi.


De toutes ses compositions, une valse, intitulée Rosita, était la préférée et, pour la foule, Jullien devait être encore longtemps l'auteur de Rosita.


Jullien devait réussir plus encore en Amérique qu'à Paris; cet excentrique au pays des excentricités se trouvait dans son élément.

Un jour, à Philadelphie ou à Boston, on put lire sur une immense affiche annonçant un concert monstre, avec artillerie, donné par le célèbre Jullien, cette note abracadabrante :

M. Jullien, pour diriger l'orchestre, portera une chemise représentant la chute du Niagara !

Du coup Jullien conquit le titre de citoyen des Etats-Unis, dont il était très fier, car il adorait toutes les réclames.


[Et c'est un euphémisme !]


La recherche du prestige était sa préoccupation constante, et il tâchait surtout de l'exercer sur les musiciens de son orchestre.


Jullien dans les années 1830 ou début 1840
Jullien dans les années 1830 ou début 1840

Un jour qu'il m'avait invité — auditeur unique — à une répétition, au Cirque-d'Hiver, d'un concert qui n'eut jamais lieu, hélas ! lorsque j'entrai, tous les musiciens étaient à leur poste. Seul Jullien manquait encore.


[Jullien devait effectivement diriger des concerts au Cirque de l'Impératrice à son retour à Paris.]


Au bout d'un quart d'heure, il parut en costume de soirée, frisé, pommadé de frais, comme il se fût rendu dans un bal, son bâton de chef d'orchestre dans une main et un

claque dans l'autre.

Il salua gravement les musiciens et gagna son pupitre, suivi par un domestique qui portait deux petites corbeilles dont l'une était vide et l'autre contenait six paires de gants paille.

Gravement et comme s'il eût été seul sur la vaste estrade où les rangs des exécutants s'étageaient en demi-cercle autour de lui, Jullien déposa son bâton sur le pupitre, prit une paire de gants dans la corbeille de droite, les découpla ostensiblement pour qu'on vît bien qu'ils étaient neufs et les mit.

Puis, cela fait, reprit son bâton et d'un air inspiré, ayant donné le signal, conduisit le premier morceau.

Lorqu'il fut terminé, j'applaudis, et Jullien s'inclina, comme s'il remerciait de ses bravos une salle entière.

Puis, il lâcha de nouveau son bâton, ôta ses gants et, après les avoir jetés dans la corbeille de gauche, en mit une autre paire prise dans celle de droite.


[Le fait que Jullien mettait des gants blancs ou couleur crème pour diriger son orchestre est une habitude bien connue. Mais on voit ici qu'il en changeait visiblement APRES CHAQUE MORCEAU !]


Six fois, il recommença ce manège avec un sérieux imperturbable.

Vers la fin du dernier morceau, il l'interrompit brusquement et se tournant, vers la gauche après un passage fort bruyant où tous les instruments avaient donné à la fois :

— Monsieur le troisième violon, dit-il, il me semble que vous venez de donner un la bémol, mesure douze de la reprise?

— En effet, mais il est indiqué sur ma partie, monsieur.

— C'est une faute, il faut un la dièse. Recommençons, messieurs.

L'orchestre entier obéit avec un respect marqué ; l'incident avait porté.

Une demi-heure après je quittais le Cirque avec Jullien.

— Je crois les avoir conquis, me dit-il.

— Vous avez été superbe, mon cher ami.

— Et mon la dièse, que dites-vous de mon la dièse ?

— De première force, comment avez-vous pu entendre?...

— Naïf, interrompit-il en riant, je savais que la faute existait. Mais il ne suffit pas d'être fort, il faut surtout le paraître.


image humoristique : Jullien conduisant un concert monstre aux Surrey Zoological Gardens en 1845. "Enthousiasme sous le règne de Jullien", "Concert monstre que le temps soit clément ou pas" (ndlr : et visiblement il pleut abondamment !). (source : https://conversationswithkeith.blogspot.com/)
image humoristique : Jullien conduisant un concert monstre aux Surrey Zoological Gardens en 1845. "Enthousiasme sous le règne de Jullien", "Concert monstre que le temps soit clément ou pas" (ndlr : et visiblement il pleut abondamment !). (source : https://conversationswithkeith.blogspot.com/)

Huit jours s'étaient écoulés depuis cette première répétition, lorsque, la veille de la Mi-Carême, je dînais en tête-à-tête avec Jullien, chez lui, rue Duphot.

Jullien me parla de ses futurs concerts, faisant des châteaux en Espagne sur leurs résultats certains, supputant la vogue de ses compositions nouvelles et celle, non moins grande, qu'il allait redonner à sa valse favorite, sa chère Rosita.

— On l'a jouée depuis mon départ, mais pas comme moi; ce sera une révélation.

— Vous êtes un grand homme, cher ami.

— Plus encore que vous ne le croyez peut-être, me dit-il brusquement d'un air farouche.

Et quoique nous fussions seuls, et que la bonne qui nous servait se fût hâtée de disparaître après avoir mis le café et les liqueurs sur la table, Jullien alla fermer la

porte au verrou et, revenant à moi :

— Vous êtes mon meilleur ami, me dit-il en baissant la voix, j'en suis sûr et vais vous le prouver en vous confiant un secret terrible.

— Gardez-vous-en bien, lui dis-je. S'il est terrible, je n'en veux pas de votre secret qui, par sa qualité, est de ceux qui ne se doivent confier à personne.

— Je vous répète que c'est une preuve de confiance illimitée et de haute estime que je veux vous donner; la refuser serait me faire injure.

Et sans attendre ma réponse, posant le pied sur une chaise, il releva son pantalon et son caleçon à la moitié du tibia, et me montrant une grosse veine bleue, dont son mollet était marbré :

— Qu'est-ce que c'est que cela ? me demanda-t-il.

— Ça, repris-je, c'est une varice.

— Ignorant ! s'écria-t-il en me saisissant le bras, c'est le signe des papes ! Maintenant vous avez mon secret, sur votre vie, ne me trahissez pas.

J'avais fort envie de rire, mais l'air exalté de Jullien m'en empêcha.

— Je vous promets de le garder, lui dis-je.

— J'y compte.

Il baissa son pantalon et m'offrit un cigare.

— Me prend-il pour un de ses musiciens ? me demandai-je; passe encore pour le la dièse, mais le signe des papes... il me gâte.

Et afin de lui prouver que je ne prenais pas au sérieux les paroles incohérentes qu'il m'avait adressées :

— Lorsque vous serez à Rome, vous ferez exécuter Rosita à Saint-Pierre, ce dont toute la chrétienté vous saura un gré infini.

— Je vous crois. Ah ! Rosita, quel chef-d'œuvre!

— Jouez-moi votre valse, lui dis-je, pour changer de conversation, car tout en étant persuadé que Jullien avait plaisanté dans un but que je ne m'expliquais pas, j'éprouvais une sorte de contrainte invincible, ressemblant à une vague inquiétude.

— Une autre fois; sortons, j'ai besoin d'air, me répondit-il.


Jullien brandissant sa baguette de chef d'orchestre pendant les concerts promenade à Londres
Jullien brandissant sa baguette de chef d'orchestre pendant les concerts promenade à Londres

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Je le trouvai le lendemain, en arrivant chez lui où il m'avait donné rendez-vous à heures, en caleçon, bras de chemise et foulard sur la tête.

— Comment, vous n'êtes pas prêt? lui dis-je.

Il me regarda d'un air singulier et se mit à rire, me parla, de ses concerts. Puis d'un rêve, dans lequel l'Harmonie elle-même le couronnait dans un triomphe que lui faisait une troupe immense d'enthousiastes qui l'acclamaient et saluaient son passage par des salves d'artillerie.

— Heureux augure, mon cher Jullien; mais habillez-vous et allons voir les masques.

— Les masques ! répéta-t-il.

Et s'avançant vers moi :

— Ecoute, me dit-il, j'ai réfléchi; depuis hier, tu as mon secret et tu me trahiras.

J'allais protester.

— Ne dis pas non. Tu es jeune, tu dois aimer. Quel est l'amoureux qui ne se confie pas à celle qu'il adore? Tu diras mon secret à une femme, autant le confier à la Renommée elle-même. Conviens-en ; mais cela ne peut être, et tu vas mourir pour que mon secret meure avec toi.

Pour la première fois il me tutoyait et avait prononcé ces paroles menaçantes d'un ton amical qui contrastait étrangement avec elles.

— C'est cela, repris-je, nous mourrons ensemble, mais de rire; un jour de Mi-Carême, c'est indiqué.

Sans me répondre, il alla à la porte, fit un tour de clé, puis, saisissant un revolver qui se trouvait sur sa table de travail où des papiers l'avaient dérobé à mes regards, se mettant entre la porte et moi :

— Fais ta prière, mon ami, me dit-il.

— La plaisanterie est très drôle, mais habillez-vous.

— La plaisanterie, répéta-t-il, regarde-moi donc et vois si je plaisante; mon pauvre ami, ce n'est pas moi qui vais te tuer, c'est la fatalité !

Et ses yeux troublés me lancèrent un regard que je n'oublierai jamais.

— Jullien!

— Fais ta prière, répéta-t-il en braquant un revolver sur moi.

— Je suis perdu, me dis-je, et j'éprouvai le plus terrible effroi de ma vie.

Un monde de pensées me traversa le cerveau.

Je comprenais que Jullien n'avait pas sa raison.

L'attendrir était impossible, allais-je donc mourir ainsi qu'il m'en menaçait?

— Eh bien ? reprit-il impérieusement.

— Dans un instant

— Fais vite, car il faut en finir.

Une idée m'était venue, le brin d'herbe du noyé.

— J'y consens, repris-je, mais puisque je dois mourir pour vous...

— Pour le bonheur et le salut de toute la chrétienté, interrompit-il.

— Avant de me sacrifier, jouez-moi Rosita. Ah ! je vous en supplie, mon ami, ne me refusez pas.

Son visage perdit l'expression terrible qui m'avait fait trembler.

— Soit ! dit-il, tu la chanteras aux anges.

— Je vous le promets.

Il s'assit au piano, mit le revolver dans sa poche et commença à jouer sa valse.

— Ah ! que c'est beau, que c'est beau ! m'écriai-je, en gagnant la porte.

Et tandis qu'excité par mes éloges, Jullien poursuivait l'exécution de sa composition favorite, je l'ouvris et m'enfuis dans l'escalier.

— Misérable ! me cria-t-il.

Deux coups de feu se firent entendre.

— M. Jullien est fou, dis-je au concierge; qui sortait de sa loge au moment où je passais en courant devant lui. Menez-vous !


[Les journaux de 1860 relatent bien une tentative de meurtre que Jullien aurait perpétrée sur un invité lui rendant visite à son domicile. L'invité est cependant dit être une invitée. Certains journaux affirment même que la victime en était la fille adoptive de Jullien.]


"La descente de la Courtille", huile de Jean Pezous, vers 1840. (La descente de la Courtille est un événement emblématique du Carnaval de Paris ayant lieu le Mercredi des cendres. On aperçoit un personnage caractéristique des fêtes parisiennes sur le carosse : Chicard)
"La descente de la Courtille", huile de Jean Pezous, vers 1840. (La descente de la Courtille est un événement emblématique du Carnaval de Paris ayant lieu le Mercredi des cendres. On aperçoit un personnage caractéristique des fêtes parisiennes sur le carosse : Chicard)

Deux heures après, attablé au café Riche, j'étais remis de ma vive émotion et ne songeais plus qu'à suivre d'un regard curieux, le défilé des masques beaucoup plus nombreux qu'aujourd'hui, lorsque j'aperçus au milieu des voitures des blanchisseuses déguisées qui défilaient sur le boulevard, debout sur les coussins de la banquette de derrière d'une grande calèche de chez Brions un homme en toilette de soirée qui jouait du picolo.

C'était Jullien!


[Les journaux de l'époque relatent bien que Jullien a été aperçu sur un char du Carnaval de Paris dans un état qui laissait à penser qu'il était fou.]


On l'arrêta à la tombée de la nuit au pied de la colonne Vendôme, où il invoquait le héros d'Austerlitz.

Le lendemain, il fut conduit chez le docteur Blanche.


[On ne sait s'il s'agit d'une ellipse de la part de Léopold Stapleaux, mais les journaux précisent que Jullien tenta de se suicider en s'infligeant des coups de couteau et que c'est ce fait qui fit intervenir les gendarmes, puis la médecine.]

[Stapleaux parle probablement ici du docteur Emile Blanche qui dirigeait alors une maison de santé. La « Maison du docteur Blanche » a accueilli plusieurs personnalités culturelles et littéraires du 19e siècle, comme Gounod, Gérard de Nerval ou Maupassant.

Malgré le fait que Stapleaux parle ici du Docteur Blanche, on sait que Jullien fut finalement transporté à la maison de santé du Docteur Casimir Pinel, à Neuilly. Nous le verrons plus bas.]


Huit jours après, il était mort.


Pauvre Jullien !"


façade de la maison de la Folie Saint James après restauration dans les années 2020 (on aperçoit les dépendances à droite)
façade de la maison de la Folie Saint James après restauration dans les années 2020 (on aperçoit les dépendances à droite)

INTERNEMENT ET DECES



"Mon gardien à la maison de santé de Neuilly" par Toulouse-Lautrec, 1899
"Mon gardien à la maison de santé de Neuilly" par Toulouse-Lautrec, 1899

Suite à ces événements, Jullien est interné à la Folie Saint-James à Neuilly. Depuis 1844, le docteur Casimir Pinel, spécialiste des maladies nerveuses, a installé une maison de santé dans la propriété.

On a retenu le nom de son "plus illustre pensionnaire" : le peintre Toulouse-Lautrec, qui y séjourne en 1899 (l'hôpital fermera en 1920). Néanmoins, on peut aussi retenir que Jullien y fait un court séjour en 1860 !


Le séjour est effectivement très bref car Jullien décède le 14 mars 1860. Certains journaux français parlent d'un problème cardiaque, d'autres d'une attaque cérébrale.


Il est emporté au cimetière de Neuilly, où on l'enterre.


S'il y a peu de couverture de son décès dans les journaux français, l'impact en Angleterre est énorme, en particulier dans la revue "The Musical World", où les hommages et les récits sur sa vie pleuvent. Il faut dire que James William Davison (1813-1885), ami proche de Jullien, en est le rédacteur en chef.

En particulier, un bref compte rendu de ses funérailles est publié dans l'édition du 7 avril. Nous le traduisons comme suit :


FEU MONSIEUR JULLIEN (extrait d'une lettre adressée par un médecin à un ami à Londres)


Hier j'ai été aux funérailles de Jullien avec S—. Il a été inhumé de la plus simple des manières. Il était bouleversant de voir qu'un homme comme lui, après avoir diverti et enchanté des miliers et des miliers de gens par ses talents, n'était accompagné vers la tombe que par une dizaine de personnes. Il est vrai que si la nouvelle avait été plus connue, je ne doute pas qu'un plus grand nombre de personnes aient été présentes.


Le même témoin relate aussi les derniers jours du musicien après ses crises de folie extrêmes :


Après une conversation avec le Docteur Blanche [...], il ordonna qu'on l'emmène immédiatement dans un asile d'aliénés. Mais, pour ménager sa pauvre veuve, je suggérai qu'on attende encore un jour. Il avait dormi pendant la nuit, mais pendant la soirée il était dans un état de folie délirante. Je le fis alors emmener à l'asile où il reçut les soins d'un autre médecin, le Docteur Pinel, célébré pour sa connaissance des cas de folie.

Il resta dans cet état d'excitation une quinzaine de jours. Je le vis plusieurs fois ; il me reconnaissait mais était très incohérent. Pendant les dernières heures, il sembla avoir quelques moments de lucidité. Il reçut tous les soins et toutes les attentions possibles. Il reçut les derniers sacrements dans la dernière demi-heure et mourut assez paisiblement. Il est enterré à Neuilly. C'était un bon et honnête homme malgré ses spéculations ruineuses et peu de coeurs peuvent l'égaler en gentillesse et en générosité [...].


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Une cagnotte est mise sur pied en Angleterre pour venir en aide à la veuve de Jullien. Vu l'état des finances du chef d'orchestre, les soutiens financiers sont effectivement bienvenus ! Dans la liste des donateurs (qui s'allongera encore par la suite), on trouve le professeur de danse Eugène Coulon ou encore un certain Charles Dickens, sans que nous ayons de certitude formelle qu'il s'agisse du célèbre romancier (1812-1870) et pas d'un simple homonyme.


A notre connaissance, le fonds de soutien français, bien qu'annoncé, ne sera jamais mis sur pieds.


Nous aurions aimé rendre justice à Jullien en retrouvant sa sépulture (à supposer qu'il n'ait pas été enterré avec les indigents), cependant, après enquête auprès des cimetières de Neuilly (dont l'ancien cimetière), il s'avère qu'on n'a pas de trace de son inhumation. On n'a d'ailleurs aucune trace d'inhumation de qui que ce soit pour le mois de mars 1860 tout entier. L'employé du cimetière que nous avons pu contacter pense que les sépultures de cette époque ont pu être détruites plus tard pour faire de la place dans le cimetière, auquel cas on n'aurait pas gardé trace des inhumations.

Jullien n'est pas non plus enterré au cimetière londonien de Kensal Green, où repose son épouse.


Pauvre Julien ! Avoir touché les étoiles et disparaître sous terre sans laisser de trace. Il n'a pas simplement disparu des mémoires, même son corps a disparu !


plan des rez-de-chaussée et 1er étage de la maison de la Folie Saint James (date inconnue)
plan des rez-de-chaussée et 1er étage de la maison de la Folie Saint James (date inconnue)

LA RECONSTITUTION


Nous mettons ici le lien vers la reconstitution de la valse Rosita de Jullien qui a été faite il y a quelques temps par notre complice Ilkay Bora Oder. En effet, il est abondamment fait référence à cette composition dans le récit de Stapleaux alors que celui-ci sort plus de 50 ans après que la valse a été composée. Il semble donc bien qu'elle ait eu beaucoup de succès, ce dont on se doutait vu le nombre de partitions qui sont toujours en circulation de nos jours. Il semble bien qu'elle ait été un incontournable du 19e siècle.


Pour reconstituer cette valse, nous avons pu nous appuyer sur de vraies partitions pour orchestre que nous avons retrouvées en Espagne. Cela veut-il dire que nous la jouons comme Jullien l'aurait fait ? Probablement pas ! Mais qui peut égaler Jullien ? L'intéressé aurait sans doute répondu un peu dédaigneusement comme si c'était une évidence : "personne" !


Paix à son âme.


POUR CONCLURE


Pour lire une biographie en français de Louis Antoine Jullien, nous renvoyons toujours au livre de Michel Faul "Louis Jullien, musique, spectacle et folie au XIXème siècle" (2006), qui est lui-même en partie basé sur le livre d'Adam Carse "The life of Jullien, adventurer, showman-conductor of the promenade concerts in England together with an history of those concerts up to 1895" (1951). Le livre est difficile à trouver dans le commerce, mais l'auteur dispose encore de quelques exemplaires : il suffit de le contacter à l'adresse michel.faul@gmail.com


L'incrustation de Jullien sur le décor en trompe-l'oeil de la Folie Saint-James que nous avons créée en guise d'en-tête à cet article n'a aucune chance de correspondre à une réalité historique : en effet, on n'est pas sûr que les patients étaient introduits par ce somptueux vestibule. Il semble plus probable qu'il aient pénétré dans la maison de santé par une autre entrée, moins luxueuse. De plus, vu l'état de Jullien quand il intègre le domaine du Docteur Pinel, il est plus probable qu'il ait été transporté sur un brancard plutôt que d'y avoir pénétré debout et endimanché.

1 commentaire


michel.faul
michel.faul
05 oct.

Je confirme que le livre auquel il est fait allusion est à la vente ici :

https://buy.stripe.com/aEU01j6REdhLgFO7sF

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