Nous continuons ici notre feuilleton sur Louis Antoine Jullien, chef d'orchestre qui eut une carrière parisienne aussi courte que remarquée, de 1835 à 1839.
En 5 ans à peine, avant d'émigrer en Angleterre, ce provençal d'origine eut le temps de faire de l'ombre au Napoléon du quadrille, Philippe Musard. Parce qu'effectivement, Jullien faisait de l'ombre. De la lumière et de l'ombre. Mais expliquons nous...
Dans les années 1830, on sait que la mode était de rythmer la musique des quadrilles avec les bruitages les plus extravagants. On vous a déjà parlé des chaises cassées, des tirs de fusil et de mortier, utilisés aussi bien par Musard que Jullien, en fait par tous les chefs d'orchestre soucieux de se faire connaître sur la place parisienne.
Néanmoins, il nous faut encore vous parler de Jullien parce qu'il a fait plus que cela...
Comme le dit Michel Faul dans son ouvrage de référence sur le grand maître sisteronais, Jullien est un peu le "Jean-Michel Jarre" du Boulevard du Temple, le long duquel se situait son terrain de jeu, le Jardin Turc.
Comme nous savons que cette référence (comme Gérard Majax) risque de ne pas parler aux moins de 45 ans, essayons d'être plus clair : à la folie des orchestrations, Jullien ajouta une dimension supplémentaire, à savoir la folie de la mise en scène, une dimension visuelle spectaculaire...
Avec Jullien, le quadrille n'est plus une danse, il devient un spectacle.
L'EMBRASEMENT
Ceci n'aura pas échappé au lecteur attentif de notre blog. En effet, cela transparaît déjà dans le 1e article que nous avons consacré au maître français : quand nous évoquons le "quadrille du pompier" qu'il fît jouer au Crystal Palace de New-York, nous disons bien qu'il use de jeux de lumières et de l'irruption de pompiers pour faire croire à l'audience que le bâtiment est vraiment en feu !
Ce que nous n'avions pas dit alors, c'est que ce goût du spectacle total, et en particulier pour les incendies, ne naît ni aux Etats-Unis, ni en Angleterre, sa patrie d'adoption, mais bien en France !
Il y a au moins 2 quadrilles du maestro qui ont fait date pour ces raisons : "Les Huguenots" (arrangé par Jullien sur les motifs de l'opéra éponyme de Meyerbeer) et "Le Festin de Balthasar" (inspiré d'un récit biblique).
Dès juin 1836, soit à peine 3 mois après la première de l'opéra, Julien fait siens les Huguenots de Meyerbeer, œuvre qui raconte l'amour d'un protestant et d'une catholique alors que le massacre de la Saint-Barthélemy se prépare.
Le 15 juin, "l'Impartial" dit :
"Un nouveau quadrille, les Huguenots, par M. Jullien , a obtenu dimanche dernier, au Jardin Turc, un succès d'enthousiasme. On ne saurait rendre l’expression de surprise des deux à trois mille spectateurs qui pressaient dans ce charmant jardin, lorsque, à la cinquième figure du quadrille, les cloches ont sonné le massacre des protestants, et que le kiosque, les pavillons, les arbres, tout le magnifique établissement enfin, a paru dans un complet embrasement ; aussi le bis a-t-il été demandé avec acclamation. Toutefois, le quadrille n’a pu être répété qu’à la fin du concert attendu qu’il fallait préparer de nouveaux feux d’artifice."
"Le Ménéstrel" du 19 du même mois consacre un article dithyrambique au quadrille, et renvoie Musard à ses études tant Jullien impressionne :
"Choryphée des bals, prince du quadrille, monumental Musard, pends-toi ! Ta chaise brisée n'est qu'un jeu d'enfans auprès de ce qui se voit, de ce qui s'entend depuis huit jours dans le petit Tivoli du marais."
"M. Jullien, dont nous pressentions depuis longtems la tendance musardienne, a osé faire un appel à la mousquetterie, au tocsin, à la magie blanche, aux flammes du Bengale, aux feux grégeois, à tous les démons de la mélodie satanique, à tous les suppôts de l'harmonie infernale ! Avez-vous été au jardin Turc ? Avez-vous entendu le quadrille des Huguenots? Telle est la question qu'on s'adresse en ce moment depuis la rue Mouffetard jusqu'aux Batignolles, depuis le Roule jusqu'à la Rapée."
"[...] figurez-vous tout ce que l'esprit humain peut enfanter de plus galvanique : trente mesures de Meyerbeer condensées dans un bocal ; tout un drame ayant la chaîne anglaise pour exposition, et pour dénoûment le chassé-croisé ; tout un sabbat fêté par soixante instrumentistes ; toute une orgie célébrée par soixante voix débraillées, avec explosion de cris lugubres et de chants célestes, de feux verts, de feux rouges, de coups d'arquebuses et de salves d'artillerie !"
D'une manière ironique, "Le Journal de Paris" du 8 juillet voit même dans les jeux de lumière du quadrille un avantage pour le teint des spectatrices :
"La musique en plein air et sous de frais ombrages est une chose délicieuse; toutes les femmes, sans doute, pensent ainsi, car elles y affluent; elles veulent entendre et voir les Huguenots, charmant quadrille de Julien (sic), qui fait spectacle pour les yeux, en même temps qu’il charme les oreilles ; les feux de couleur qui embrasent spontanément le jardin, font alternativement paraître pâles (de cette pâleur à la mode dans les romans nouveaux) les femmes qui ont le teint le plus animé, et rosées les femmes les moins fraîches ; ce sont là de puissants éléments de succès pour le quadrille des Huguenots et pour le Jardin-Turc, où cette musique-spectacle a lieu."
Mais Jullien ne s'arrête pas en si bon chemin ! L'année suivante, il prépare un nouveau quadrille qui pousse un peu plus loin le spectacle. "Le Ménéstrel" du 2 juillet 1837 rapporte que :
"M. Julien (sic) élabore en ce moment un nouveau quadrille sous le titre original du "Festin de Balthasar". Le Jardin Turc convoque à cet effet tout le ban et l'arrière-ban de ses machinistes. Car depuis le quadrille des Huguenots, les œuvres de M. Julien réclament une mise en scène complète. Il faut espérer qu'avec le Festin de Balthasar nous auront (sic) toute une orgie. Déjà M. Julien nous a communiqué une page de cette nouvelle partition, où on lit ce qui suit après un point d'orgue : (ici, on servira du vin de Chypre à mes musiciens). Bene trovato ! C'est encore un moyen de se faire aimer de son orchestre."
LE DIORAMA
Mais les plaisirs de la table ne sont pas les seuls convoqués. Jullien compte utiliser une trouvaille visuelle qui rencontre un certain écho à l'époque : le nocturnorama !
De nos jours, on ne conserve que de rares exemplaires de dioramas, dispositifs qu'on suppose analogues au nocturnorama. (Attention, ils n'ont rien à voir avec les "dioramas" dans l'acception moderne du terme...)
On en trouve notamment un exemplaire en état de fonctionnement à l'église Saint-Gervais-Saint-Protais à Bry-sur-Marne. C'est un ouvrage de Louis Daguerre, qui demeura dans la commune, où un musée lui est dédié. Louis Daguerre inventera plus tard le daguerréotype.
Le diorama est basé sur l'utilisation d'une toile translucide sur laquelle on peint des deux côtés. En fonction de la lumière qui éclaire le tableau (qui peut provenir de l'avant ou de l'arrière sous différents angles), on fait varier l'image et on la rend changeante, mouvante. On réalise ce prodige en représentant un même décor peint d'un côté en plein jour et de l'autre côté avec des touches de couleurs qui donneront un effet nocturne quand la toile sera éclairée par l'arrière. Nous ne représentons pas ici l'exemplaire de Bry-sur-Marne mais bien un exemplaire vendu aux enchères pour laquelle une animation particulièrement "éclairante" a été faite : le "Campo Santo de Pise" par Daguerre et Bouton.
Ci-dessus le recto et le verso. Plus bas dans cet article, une vidéo YouTube permet de visualiser l'effet de la modification de l'éclairage.
Le nocturnorama que Jullien suspend en 1837 autour de son kiosque est supposé être un diorama qu'on éclaire avec de la lumière artificielle (forcément puisqu'on l'utilise pendant la... nuit, comme son nom l'indique). L'orchestre prend place dans une galerie circulaire spécialement construite à cette effet autour du kiosque.
"Le Ménéstrel" du 13 août rapporte :
"Comme nous l'avions prévu, la foule se porte au Jardin Turc, où le "Festin de Balthasar" se déroule chaque soir en sept magnifiques toiles transparentes , auxquelles prélude une grande scène musicale en douze parties. [...] Depuis long-temps M. Jullien cherche à prouver que sa vocation dépasse les limites du quadrille, et sa nouvelle œuvre peut en quelque sorte justifier cette ambition. Nous avons remarqué dans plusieurs scènes du Festin de Balthasar des parties largement écrites, des motifs heureux, une instrumentation forte et vigoureuse. L'étude de nos grands maîtres s'y révèle d'une manière remarquable, et se trahit même par quelques réminiscences. La Marche du cortège est dessinée à grands traits, les airs de ballets ne manquent ni de grâce ni d'élégance ; le Chant des Buveurs, et le Pas des Démons sont deux morceaux pleins d'originalité. Le final (L'Invocation aux Dieux infernaux) se signale par un tour de force musical que l'intervention simultanée des tableaux empêche de saisir et apprécier [...] Si le personnel des choristes était moins restreint, plusieurs morceaux de cette scène produiraient un grand effet ; de même que si les toiles transparentes pouvaient tourner autour du kiosque, le spectacle n'en serait que plus complet. Mais ne faut-il pas toujours laisser quelque chose à désirer à l'appétit blasé de la foule? C'est une louable mission, et qui a bien ses soucis, que celle de s'occuper des plaisirs du public ! A chaque nouvel effort qu'on fait pour étancher la soif d'émotions qui dévore les masses, nous sommes tentés de nous demander : Que fera-t-on l'année prochaine ?"
On le comprend, le recours de Jullien à des dispositifs visuels illustrant ses quadrilles ne va pas sans poser quelques problèmes au spectateurs. Et à nous qui essayons de comprendre quelle place était encore réservée à la danse lors de ces spectacles.
"Le Ménéstrel" du 6 août 1837 déjà s'interroge :
"L'espace nous manque aujourd'hui pour analyser la grande scène musicale et pittoresque qui vient d'être exécutée au Jardin Turc sous le titre du "Festin de Balthasar". Nous nous bornons à constater le succès brillant qu'a obtenu ce quadrille, si toutefois l'on peut donner ce nom à une composition en douze parties mêlée de chœurs, de solos , d'intermèdes, accompagnée d'une mise en scène théâtrale, et terminée par un magnifique Panorama, reproduisant le célèbre tableau de Martinn (ndlr : voir plus bas).
L'examen de ce Panorama qui consiste en sept toiles remarquables, dues au pinceau collectif de MM. Philatre et Cambon (ndlr : des décorateurs de théâtre connus), ainsi que l'appréciation détaillée de la nouvelle composition de M. Jullien, formeront l'objet d'un prochain article."
On vous rassure, pour "les Huguenots" et "Le Festin de Balthasar" on trouve bien mention des figures habituelles de quadrille sur les partitions éditées. Si une édition des "Huguenots" contient bien une 6e partie musicale "non dansable", "Le Festin de Balthasar" compte bien les 5 parties règlementaires. Mais qu'en était-il des compositions jouées en live au Boulevard du Temple ? On se pose la question. Comment dansait-on sur les 12 parties du "Festin de Balthasar" jouées au Jardin Turc ?
La question de la "dansabilité" des quadrilles de Jullien n'est pas tout à fait neuve : on se l'est déjà posée pour le "British Army quadrille" dont on vous parlait dans le 1e article consacré au musicien. En écoutant la composition, notre oreille a bien de la peine à repérer un quelconque endroit où on pourrait danser...
LES RECONSTITUTIONS
Cela devient une tradition chez nous : nous terminons cet article avec de la musique. Les 2 quadrilles cités plus haut sont au programme : "Les Huguenots" et "Le Festin de Balthasar".
LES HUGUENOTS
Etait-il opportun de reconstituer "Les Huguenots" vu que le succès obtenu par le quadrille en 1836 est d'abord dû au spectacle visuel ? Cela n'était en tout cas pas gagné d'avance ! Néanmoins, le fait qu'il s'inspire d'un opéra de l'époque romantique nous paraissait être une raison suffisante pour s'attendre à quelque chose d'inattendu. Et la couleur dramatique de la 5e figure est effectivement inhabituelle. "Les Huguenots" pourrait-il être considéré comme un quadrille romantique ?
Comme Jullien n'a jamais été considéré comme un prophète en son pays, le quadrille n'a à notre connaissance pas été édité en France, ou du moins nous ne l'avons pas trouvé. Heureusement, après avoir été joué à Paris, ce morceau de bravoure a été joué à Londres, et la mélodie a été éditée là-bas. Ainsi, nous avons pu nous adresser à des bibliothèques américaine et anglaise (pays qui ont accueilli Jullien à bras ouverts) pour rassasier notre envie de découvrir ça !
Trois éditions : l'une pour piano à 4 mains, les autres pour piano à 2 mains. L'exemplaire américain, bien que pour 2 mains uniquement, renferme la 6e partie non dansable qu'on pense avoir été exécutée en live : une 6e partie est en effet explicitement mentionnée quand le quadrille est repris aux Jardins du Tivoli en 1836.
Comme à notre habitude, nous avons confié les partitions à notre complice Ilkay Bora Oder, que nous avons chargé d'une mission particulièrement périlleuse : transformer une partition pour piano à 4 mains ou à 2 mains (pour la 6e partie), en partition pour orchestre. Mais comment faire ? Etant donné que ce quadrille utilise des motifs de l'opéra de Meyerbeer, la solution était toute trouvée : reproduire l'orchestration des passages de l'opéra utilisés dans le quadrille, challenge plutôt culotté qu'Ilkay a relevé avec brio.
De ce (très long) travail d'écoute, de recherches et de composition est né 2 versions du quadrille : l'une dans laquelle la 6e partie est jouée à la fin, comme cela était probablement le cas en 1836, l'autre où nous avons "coupé" la 6e partie en plusieurs "morceaux" que nous avons utilisés comme des ponts entre les différentes figures du quadrille. (Oui nous avons sciemment commis un sacrilège !) Cette répartition a été faite en suivant ce que nous dictait notre oreille et en essayant de conserver une gradation dans le dramatique. A ce titre, il nous a semblé judicieux de faire précéder la dernière figure par le son des cloches, qui annonce le massacre des huguenots...
Pour ceux qui voudrait pousser la chansonnette sur le quadrille et savoir quelles sont les paroles qui sont remplacées par des solos d'instruments pour la danse, nous signalons que l'on peut chanter les passages suivants de l'opéra (et on peut d'autant mieux les chanter que c'est un opéra en français, sur un livret d'Eugène Scribe) :
sur "le pantalon", le passage de l'orgie dit "Bonheur de la table, Bonheur véritable, Plaisir seul durable".
sur "l'été", le passage dit "Si j'étais coquette, Pareille conquête serait bientôt faite".
sur "la poule", le passage dit "Jeunes beautés, sous ce feuillage, qui vous présente un doux ombrage".
sur "la trénis", le passage de la ronde bohémienne dit "Vous qui voulez savoir d'avance si le destin vous sourira".
sur la finale, ne chantez pas ! En effet, c'est le thème qui accompagne le massacre des protestants.
Ajoutons que sur le pont entre l'été et la poule, vous pouvez chanter le passage dit "Rentrez, habitants de Paris, Tenez-vous clos dans vos logis; Que tout bruit meure, Quittez ce lieu, Car voici l'heure Du couvre-feu" !
LE FESTIN DE BALTHASAR
Présenté un an après "Les Huguenots", "Le Festin de Balthasar" atteint, on l'a vu, des sommets encore inégalés dans le domaine du quadrille, le faisant ressembler davantage à un spectacle qu'à une danse.
Comment avons-nous tenté de reproduire cette (je cite) : "composition en douze parties mêlée de chœurs, de solos, d'intermèdes, accompagnée d'une mise en scène théâtrale, et terminée par un magnifique Panorama, reproduisant le célèbre tableau de Martinn" ?
Faute de mieux, nous sommes partis de la seule partition éditée que nous ayons trouvée, à savoir un arrangement de Marmontel pour le piano, avec accompagnement de flûte, violon, cornet à piston et flageolet. Nous sommes très loin des "12 parties" qui étaient données à entendre au Jardin Turc puisque la partition ne donne la musique que pour les 5 figures classiques du quadrille. La reconstitution est aussi rendue complexe vu la "pauvreté" des partitions trouvées. En effet, on ne sait si Jullien était fatigué ou si le journal "Le Bal", qui édite les partitions, ne l'avait pas payé suffisamment, mais les instruments décrits jouent souvent à l'unisson, ce qui donne peu de mélodies différentes exploitables.
Qu'à cela ne tienne, notre complice Ilkay (son site est ici) a à nouveau accepté le défi et a créé une orchestration autour des thèmes de Jullien. Le thème de la figure 5 étant particulièrement pauvre, Ilkay a ajouté une ligne mélodique à l'original dans le but de le décorer (et il l'a fait de fort belle manière).
Le résultat de ce travail de transposition de partition vers une partition pour orchestre est donnée à entendre ci-contre.
Les maîtres de danse avisés se rendront compte qu'il y a parfois quelques mesures excédentaires à la fin d'une figure de quadrille, c'est-à-dire des mesures où il y a encore de la musique alors qu'on a en théorie déjà fini de danser. Nous les avons laissées car notre guide a été de suivre la musique et de l'interrompre là où il semblait naturel de l'interrompre. Les danseurs pourront toujours compléter le quadrille par une chaîne des dames ou tout autre trait de contredanse qui tient dans les mesures "excédentaires". Personnellement, on est contents de pouvoir terminer une saint-simonienne dans les bras du contre-partenaire. Pourquoi la morale devrait-elle toujours être sauve à la fin du quadrille ?
Qui aurait pu contraindre Jullien à suivre les théories des maîtres de danse au détriment de la majestuosité de sa musique ? Nous pensons que la réponse est évidente : personne !
De ce fait, c'est aussi la musique qui nous a guidé pour déterminer la vitesse de la danse, et pas l'inverse.
Mais nous sommes encore allés plus loin.
En effet, s'arrêter là n'aurait pas été rendre justice à Jullien, qui a fait de ce quadrille un spectacle. Les renseignements que nous avons récoltés plus haut disent notamment qu'on y entendait des chœurs et qu'il prévoyait de donner à boire du vin de Chypre à ses musiciens.
Ce dernier fait est rendu plausible par la présence d'un "chant des buveurs" dans le spectacle (cf. "Le Ménéstrel" du 13 août). De même, la présence d'un "pas des démons" est corroboré par le nom identique que Jullien donne à la dernière figure dans les partitions, en plus d'un pantalon surnommé "l'appel" et d'une poule surnommée "le pas des sylphides" (sic) !
Pour nous guider dans notre travail d'extrapolation musicale, nous nous sommes bien sûr inspirés du récit biblique :
Selon le livre de Daniel, durant un banquet le roi Balthasar de Babylone a ordonné que l'on apporte les coupes d'or rapportées du Temple de Jérusalem par son prédécesseur Nabuchodonosor.
Utilisant cette argenterie sacrée, le roi et sa cour se mirent à louer les dieux d'or, d'argent, de bronze, de fer, de bois et de pierre. Immédiatement, apparurent les doigts d'une main d'homme, et ils écrivirent sur les murs du palais royal les mots מנא, מנא, תקל, ופרסין (Mene, Mene, Tekel u-Pharsin).*
Malgré de nombreuses demandes, aucun des conseillers ou magiciens du roi ne put interpréter ce présage. Le roi envoya quérir Daniel, un juif exilé capturé par Nabuchodonosor et établi à l'époque comme « chef des mages, des magiciens, des astrologues et des devins ». Refusant toute récompense, Daniel prévint le roi de son blasphème et déchiffra le texte.
Daniel donna cette interprétation : MENE signifie la fin de son règne, celui-ci s'achevant dans un jour ; TEKEL signifie qu'il a été pesé, et qu'il a été jugé ne faisant pas le poids ; PERES que son royaume sera divisé en deux, une partie revenant aux Mèdes et la seconde aux Perses.
La nuit même, le roi Balthasar fut assassiné, et Darius le Mède devint roi.
(Le résumé ci-dessus est emprunté à la page "Mene tekel" de wikipedia)
Après avoir ajouté à ces sources d'inspiration la toile de John Martin qui fut utilisée par Jullien (voir en particulier l'orage qui point en haut à droite de la toile), nous avons tracé notre propre chemin dans le quadrille et l'avons habillé avec moult bruitages, bien plus que ce que nous avions fait jusqu'à présent pour les autres quadrilles que nous avons reconstitués :
Le pantalon, surnommé "l'appel" par Jullien, a été décoré par des choeurs d'hommes et par des sons de cloche qui sonnent comme un avertissement ou comme un appel à l'orgie (vous choisirez).
Nous avons fait de l'été notre "chant des buveurs", même si on n'y chante pas et qu'on se contente d'y parler fort en entrechoquant les verres.
Dans la poule, surnommée "le pas des sylphides", nous avons pensé que ces créatures célestes devaient être représentées par un choeur de femmes. Les bruits d'orage suggèrent que la colère de Dieu s'est éveillée et que les sylphides descendent transmettre le mauvais présage à Balthasar.
La pastourelle est une extrapolation de notre part : comme la musique suggère une marche militaire, nous avons agrémenté la figure de bruits d'assauts, de batailles, de cris et de détonations. Comme si Balthasar devait perdre son royaume à jamais en même temps que sa vie.
La finale du quadrille est appelée "le pas des démons" par Jullien. Nous lui emboitons donc le pas et avons ajouté dans cette figure les bruits d'une créature qui pourrait être sortie des enfers, que nous avons entourés de rires de déments et/ou de démons.
Le résultat de ce travail assez éreintant est à découvrir ci-dessous. On n'y croyait pas vraiment au moment de se lancer, mais au final on est extrêmement fiers du résultat. On espère qu'il vous plaira aussi ! Outre la somme de travail, notre fierté tient aussi dans le fait que nous voulions rendre hommage à Jullien et que nous pensons l'avoir fait en restant dans l'esprit de son quadrille tout en utilisant des moyens de 2022...
* On notera que le récit biblique du festin de Balthasar est la source d'une locution très populaire dans la littérature anglaise, the writing on the wall (littéralement « l'inscription sur le mur »), indiquant un châtiment imminent, si évidemment imminent que seul un fou ne le voit pas venir.
REMERCIEMENTS
Merci à Nick Fuller de nous avoir indiqué que la poule était le passage "Jeunes beautés sous ce feuillage" !
Merci à Laurent Desroches, le maître de danse d'Aux Jardins du Roy, de nous avoir amenés à entendre le très inorthodoxe British Army Quadrille de Jullien.
Mille fois merci à Ilkay Bora Oder d'être toujours partant pour nous accompagner dans nos délires, surtout quand le résultat est particulièrement incertain, ce qui était le cas pour les reconstitutions de cet article. Merci pour ta curiosité Ilkay !
REFERENCES
L'ouvrage français de référence sur Louis Antoine Jullien reste le livre de Michel Faul "Louis Jullien, musique, spectacle et folie au XIXème siècle" (2006), qui est lui-même en partie basé sur le livre d'Adam Carse "The life of Jullien, adventurer, showman-conductor of the promenade concerts in England together with an history of those concerts up to 1895" (1951). Le livre est difficile à trouver dans le commerce, mais l'auteur dispose encore de quelques exemplaires : il suffit de le contacter à michel.faul@gmail.com
Bravo pour cet article fort bien rédigé. Merci de m'avoir cité. Je confirme avoir un stock personnel de mon "Jullien". Il suffit de me contacter: michel.faul@gmail.com