Il a marqué le Paris du XIXe siècle par ses compositions. Nul mieux que lui ne peut représenter la musique de divertissement composée à l'époque et personnifier la vie parisienne. Ses opérettes et opéras-bouffes portent haut la musique française à travers le monde. Vous l'aurez reconnu, nous voulons bien sûr parler ici de Jacques Offenbach.
Omniprésent sur toutes les scènes du monde, érigé comme symbole de la France par le Moulin Rouge, il a très souvent écrit de la musique entraînante très proche de la danse, même s'il s'est essentiellement destiné à la musique de théâtre.
Pour nous parler d'Offenbach et tenter de cerner sa contribution à la musique de bal proprement dite, nous avons demandé l'aide de Jérôme Collomb, l'un des plus éminents collectionneurs privés français de l'œuvre d'Offenbach.
Outre sa connaissance encyclopédique de la vie et des réalisations du maître, Jérôme Collomb est aussi un grand amateur de "musique automatique" : il continue de fabriquer des rouleaux perforés destinés aux orgues de type Limonaire, ce qui nous le rend d'autant plus sympathique. Parmi ses réalisations, on notera l'arrangement pour orgue de barbarie Odin de "Toutes les fleurs" de Louis Ganne, qui a été utilisée par l'association lyonnaise Révérence pour mettre en musique la "mazurka tchèque" (voir ci-dessous). Cela devrait parler aux reconstituteurs de danses historiques !
Mais, ce qui a achevé de nous intéresser, c'est le fait qu'il dispose de partitions qui concernent un des chouchous de notre blog, à savoir Louis Antoine Jullien, chef d'orchestre qui a donné le la de la musique de bal française des années 1830. En effet, si Jullien a croisé le chemin de Berlioz à la chute de la Monarchie de Juillet (voir l'article ici), quinze ans auparavant c'est Offenbach qu'il a croisé sur son passage, comme nous l'expliquerons plus bas.
Le fruit de notre entretien avec Jérôme Collomb se trouve ci-dessous.
1. Jérôme, comment est née votre passion pour Offenbach ?
Je dois beaucoup à ma grand-mère maternelle sur le plan musical : c’est chez elle que j'ai entendu pour la première fois des valses de Vienne, des opérettes et de la chanson française...
Lorsque j'étais petit, dans les années 90, un manège de chevaux de bois venait s’installer une quinzaine de jour chaque année dans ma ville natale proche de Lyon pour les traditionnelles fêtes des Illuminations. Ce manège avait toujours un orgue mécanique en état de fonctionnement, ce qui est rare aujourd'hui. Il jouait le même répertoire que j'entendais chez ma grand-mère, et je me suis mis à regarder l'instrument. Deux choses ont fasciné l’enfant que j’étais : cette machine « mangeant » du carton troué pour faire de la musique et l’automate chef d’orchestre battant la mesure sans jamais se tromper. C’est ainsi que je me suis retrouvé à venir écouter l'orgue quasi quotidiennement. En écoutant cette musique mécanique, j'ai découvert des ouvertures d’opéras-comiques comme Si j’étais roi d’Adolphe Adam, les valses d’Emile Waldteufel et… les quadrilles d'Orphée aux Enfers (écoutez l'exécution sur orgue de barbarie ci-contre dans un arrangement personnel sur carton perforé de J. Collomb) et de La Vie parisienne.
Mon premier CD d’Offenbach a été Gaîté parisienne, le ballet de Rosenthal d'après des thèmes du compositeur. Si ce ballet de 1938 est loin de l’esprit d’Offenbach, c’est lui qui m’a familiarisé avec ses thèmes les plus célèbres : la valse de La Belle Hélène, les polka, valse et galop de La Vie parisienne, la valse de La Périchole, la Barcarolle des Contes d’Hoffmann... J’avais alors 14 ans.
Mon premier véritable contact avec une œuvre d'Offenbach a lieu en fin de troisième, en pleines révisions de mon brevet des collèges, en 1999 : Arte diffusait La Belle Hélène, montée à Aix-en-Provence dans une mise en scène d’Herbert Wernicke et avec Nora Gubisch. Je me suis dit : « tiens, je connais la musique d’Offenbach, j'aimerais bien voir ». Ça a été une révélation : je suis resté ébloui par l’esprit et la fusion permanente entre ce qui se passe en musique et ce qui se passe sur la scène car, chez Offenbach, la musique est non seulement belle, mais elle est aussi systématiquement en situation. Offenbach a le génie de la scène : au besoin, si la musique paraît ralentir l’action, il la coupe, il la raccourcit, il la remplace, pour la rendre toujours plus efficace, même après la première d'une pièce. J’ai alors immédiatement commencé à rassembler des enregistrements, puis les partitions d’époque comprenant les piano-chant des œuvres ainsi que les partitions illustrées, les livrets des opéras, les photographies d’interprètes en costumes… C’est ainsi que je me suis mis à collectionner.
2. Avant d'entamer la période où la musique d'Offenbach rencontre le succès à Paris, peut-on retracer brièvement son parcours ?
Offenbach naît en 1819 à Cologne, en Prusse, dans une famille de musiciens. Son père, Isaac, est chantre à la synagogue. Au départ, Jacob Offenbach (ndlr : le prénom sera francisé plus tard en "Jacques") joue du violon. Une anecdote dit qu'un jour son père a ramené un violoncelle à la maison, mais on lui aurait interdit d'en jouer parce qu'on on le considérait comme étant trop chétif pour la pratique de cet instrument. Il apprend alors seul à en jouer, en cachette. Un jour où l’on devait interpréter des quatuors de Haydn lors d’une soirée musicale, le violoncelliste manque à l’appel et le petit Jacob propose de le remplacer. Isaac a alors la bonne idée de le laisser faire plutôt que de le gronder pour sa désobéissance, et il doit constater que Jacob assume parfaitement sa partie. On lui fait alors prendre des leçons mais Jacob dépasse rapidement ses maîtres. Sa première publication, Divertimento über Schweizer Lieder (op.1) est dédiée à son second professeur de violoncelle : Bernhard Breuer. Il s'agit d'un ensemble de variations exploitant la virtuosité dont le jeune adolescent fait déjà preuve.
On décide alors de l'emmener à Paris avec son frère Julius, qui pratique le violon. C'est comme ça qu'en 1833, à 14 ans, on veut qu'il soit admis au Conservatoire, qui à l'époque est dirigé par Cherubini. Normalement on n'admet pas les étrangers au Conservatoire, et la légende, vraie ou non, veut qu'on ait fait jouer Jacob dans le couloir pour convaincre l’inflexible Cherubini.
S’ennuyant sur les bancs du Conservatoire, comme le disent certains biographes, ou par nécessité de travailler pour subsister, il intègre l'orchestre de l'Opéra-Comique en 1835 : il va y découvrir les Auber, Adam, Hérold, Boieldieu… et forger son amour de la scène. C'est là qu'il va rencontrer Halevy, qui va donner des cours à lui et à son frère.
3. C'est curieux ce que vous me dites me fait penser à Louis Antoine Jullien dont on dit qu'il s'est également ennuyé très vite au Conservatoire.
Offenbach et Jullien auraient ce point commun effectivement, mais leur véritable lien est d’avoir eu Fromental Halévy pour professeur. Le compositeur de La Juive écrit d’ailleurs au père d’Offenbach, Isaac, qu’il pressent une solide capacité du jeune Jacques dans le domaine de la composition et qu'il lui prédit une belle carrière. On peut supposer qu'à ce moment, Fromental Halevy a mis en relation Offenbach et Jullien, permettant ainsi à Offenbach de faire son entrée dans la carrière de compositeur par la musique de bal. C’est au « Concert Jullien » (qui officie au Jardin Turc et au Faubourg Saint-Honoré) qu’il donne sa 1e valse et 2e composition officielle, Die Jungfrauen (Les Jeunes Filles), en 1836. Il n'a que 17 ans. On n'en sait pas plus sur la relation entre Offenbach et Jullien. Ce que je suppose, c'est qu'Offenbach sert à Jullien dans la lutte qui l'oppose à Musard pour le titre de meilleur chef d'orchestre de bal de Paris. Si ces deux compositeurs rivalisent sur le terrain du quadrille, ce qui distingue le concert Musard, c’est qu’on y joue les valses de Strauss père. A l'époque, pour les Français, c'est la valse allemande qui est en vogue. Pour Jullien, Offenbach devient donc un atout en apportant la valse et son origine germanique au Jardin Turc : il comble un manque pour Jullien. Evidemment tout cela n'est écrit nulle part et ne reste qu’une hypothèse de ma part.
4. Quelles sont les valses d'Offenbach qui auraient été jouées au Jardin Turc ?
D'abord Les Jeunes Filles (à écouter ci-contre), que nous avons déjà mentionné, dont la presse fait immédiatement écho en vantant ses qualités et dont je possède aujourd’hui l’unique exemplaire connu imprimé pour piano. Les Fleurs d'hiver, parue en décembre 1836 dans la revue La Danse, est officiellement la seconde.
En 2016, il m’a été permis d’identifier La Jeunesse de Berlin, une valse jusqu’ici non répertoriée dans les listes d’œuvres d’Offenbach, en faisant l’acquisition du seul exemplaire imprimé connu à ce jour. La partition est publiée au sein d’un recueil de quadrilles et valses de Jullien intitulé Les Soirées de Paris. J’ai pu la dater de 1836 : elle se situe peut-être avant Les Fleurs d’hiver dans la chronologie des valses jouées au Jardin Turc, mais je n’en ai, pour l’heure, aucune certitude.
Ensuite, en 1837, il y a Les Trois Grâces, Les Amazones, Brunes et blondes, Rébecca (sur des motifs hébraïques)… Une partie de ces valses sont connues pour piano (une partie a été enregistrée par Marco Sollini pour le label CPO), mais Jean-Christophe Keck a identifié des partitions d'orchestre dans les archives de la famille d’Offenbach, dont une valse pot-pourri qui regroupe des fragments des Trois Grâces, des Fleurs d'Hiver et de La Jeunesse de Berlin, le tout orchestré par le compositeur (à écouter ci-contre : ceci est une reconstitution à l'aide de sons électroniques réalisée sous le houlette de Jean-Christophe Keck).
On connaît également un quadrille de cette époque, Les Plaisirs du Printemps, sur des thèmes de quelques romances de sa composition : on ne sait cependant pas s’il était destiné au Jardin Turc ni même si tous les thèmes utilisés sont bien de lui, certains titres des romances employées étant inconnues dans son corpus officiel.
Offenbach cesse sa collaboration avec Jullien vers 1838-1839. A ce moment, il compose des morceaux pour Pascal et Chambord, une pièce jouée au Palais Royal en 1839 et qui est son premier contact avec le théâtre. Il va aussi entamer et développer sa carrière de soliste au violoncelle. Cependant, l’esprit de ses compositions reste souvent proche de la danse.
5. En fait il a écrit beaucoup plus de musique de bal qu'on ne le croit. Il ne s'est pas contenté de laisser d'autres musiciens arranger ses mélodies pour la danse ?
Oui effectivement, il a composé pour la danse plus qu'on ne le croit. En réalité, il n'a jamais arrêté, même si c'était très secondaire pour lui après qu'il a commencé sa carrière dans les théâtres.
Pendant qu'il était à Londres, par exemple, il a composé une Bohemian Polka au moment de l'introduction de la polka dans les années 1840. Il la publie notamment dans le London Illustrated News. Il publiera également Les Roses du Bengale, un recueil de 6 valses sentimentales pour piano dans les années 1840, et quelques valses (Les Arabesques par exemple) et un galop (le Postillon-Galop) alors qu’il est chef d’orchestre à la Comédie-Française entre 1850 et 1855. Il y compose de la musique de scène pour les pièces qu’on y joue et intègre souvent des morceaux à caractère dansant dans les entractes : c’est notamment le cas pour Les Contes de la Reine de Navarre (1850) (à écouter ci-dessus), une pièce d'Eugène Scribe et Ernest Legouvé, dont une valse-entracte sera publiée pour le piano. On connaît une partie de ces intermèdes pour le théâtre par la publication du Décaméron dramatique en 1855, un recueil de 10 danses dédiées aux actrices de la Comédie-Française dont elles portent le nom et parmi lesquelles on retrouve, outre des valses, des polkas, une polka-tribly, une polka-mazurka, une redowa, une scottisch…
Cependant, ce n'est pas la majeure partie de sa production, contrairement aux Strauss de Vienne... On parle d’une dizaine de publications par décennie, à peine, mais il va le faire jusqu'à la fin de sa vie. Par exemple, on trouve une Polka du mendiant ou encore une Schüler-polka au début des années 1860. En 1865, il publie Jacqueline, une suite de valses qui porte le nom d’une de ses filles.
Lorsqu’il part aux Etats-Unis en 1876, il en revient avec plusieurs morceaux dont la valse Le Fleuve d'Or par exemple, que les Américains connaissent sous le nom d'American Eagle waltz (à écouter ci-contre) ou encore une Polka burlesque dont il reprendra la quasi-totalité pour en faire un air dans son opéra-bouffe Le Docteur Ox joué en 1877.
En poussant d’ailleurs le raisonnement plus loin, dans le cadre de ses opéras-bouffes ou comiques, il écrit de la musique de danse en quelque sorte, puisqu’il se base sur des rythmes de danses. Par exemple, si on prend la valse du final du 2e acte de La Belle Hélène, on se rend compte qu’elle est construite comme une petite valse avec un thème A, un thème B, un retour au thème A, un trio et une coda.
6. Quel était le statut d'Offenbach à Vienne ?
Il y était bien connu bien sûr. Dès la fin des années 1850, Offenbach fait des tournées avec sa troupe des Bouffes-Parisiens dans les pays germaniques. Sa diffusion est également initiée par Karl Treumann et Johann Nestroy qui viennent voir les pièces à Paris et repartent avec des partitions piano-chant de ses œuvres en 1 acte qu'ils vont faire réorchestrer sur place, notamment par Carl Binder. Celui-ci va en outre réorchestrer et écrire une nouvelle ouverture pour Orphée aux Enfers en 1860. C'est l'ouverture de concert que tout le monde joue encore aujourd’hui, et qui en réalité n'est pas d'Offenbach ! Ils vont ainsi introduire les œuvres modifiées à Vienne, sans forcément demander la permission à Offenbach, qui va néanmoins très vite en prendre son parti en établissant des traités plutôt qu'en les attaquant en justice. A partir de 1860, il va alors venir régulièrement à Vienne afin de superviser la création de ses ouvrages.
Il contribue ainsi à l’essor de l’opérette à Vienne dont Franz von Suppé est alors un des artisans locaux : si Johann Strauss II écrit La Chauve-Souris en 1874, c'est en grande partie parce qu'Offenbach y a importé le genre opéra bouffe pendant la décennie précédente.
7. Et la valse Abendblätter qui va être opposée à la Morgenblätter de Johann Strauss II.
Oui… et non ! Offenbach écrit sa valse pour le bal du Concordia début 1864. Le Concordia est l'association des rédactions de presse de l'époque. Elle a demandé aux deux musiciens d'écrire chacun une valse. On va effectivement les mettre en opposition, mais il s’agit d’une opposition factice en réalité : s'il y a une valse qui s'appelle Journaux du soir et l'autre Journaux du matin, ce n'est pas le fruit d'une rivalité quelconque, c'est le comité du Concordia qui a décidé du nom des valses. Par ailleurs, les deux valses ont été dirigées par Johann Strauss II et son orchestre, Offenbach étant absent de Vienne à ce moment-là.
Strauss et Offenbach n'étaient alors pas sur le même créneau : si Offenbach était sur le théâtre lyrique, Strauss était, lui, sur la musique de bal. En témoignent l’Orpheus-quadrille que Strauss II compose d’après les thèmes d’Offenbach et Hinter den coulissen, un autre quadrille écrit en partenariat avec son frère Josef en 1859 d’après des thèmes d’Offenbach. Josef produira par ailleurs un nombre conséquent de quadrilles d’après la musique d’Offenbach avant de disparaître en 1870.
8. Quelle était la relation entre Offenbach et les musiciens qui utilisaient ses mélodies pour en faire des musiques de danse comme Olivier Métra, Isaac Strauss, Alfred Musard, etc. ?
On n'en sait rien. La seule lettre que je connaisse où il parle d’un musicien adaptant sa musique est une lettre dans laquelle il évoque Léon Roques à propos de la réduction pour piano des Brigands, mais rien sur les chefs d'orchestre de bal et la « mise en quadrille » de ses œuvres. Cependant, Offenbach sait depuis longtemps que la musique se diffuse et se popularise également dans les bals puisqu’elle y touche une part plus large du public : il a le sens du « marketing » comme nous dirions à notre époque... Il a d’ailleurs lui-même pratiqué la mise en quadrille de sa musique dès ses débuts avec Les Plaisirs du Printemps mentionné précédemment.
On peut remarquer une forme de spécialisation des arrangeurs de la musique d’Offenbach : si Isaac Strauss couvre quadrilles, polkas, valses… etc., comme Olivier Métra à partir de 1866, des arrangeurs comme Dufils, Arban, Talexy… feront surtout les polkas et les polka-mazurkas. D’une manière générale, le compositeur de la valse arrange également un quadrille. On peut aussi observer qu’une partie de ces danses sont arrangées par les chefs d’orchestre du théâtre dans lequel l’œuvre est représentée, tels que Lindheim, Boullard ou Prévost : Lindheim a dirigé au Théâtre des Variétés La Belle Hélène, Barbe-Bleue, La Grande Duchesse de Gerolstein, la première version de La Périchole et Les Brigands entre 1864 et 1869, tout comme Prévost a dirigé les Géorgiennes aux Bouffes-Parisiens en 1864, par exemple.
Ce matériel musical pour la danse sert aussi un autre aspect pour l’éditeur de l’œuvre : ces partitions sont quasi tout le temps illustrées par des gravures représentant fidèlement des scènes de l’opéra dont elles sont issues. Ces illustrations, colorisées à la main pour l’occasion, servent à documenter le matériel que les éditeurs louent ou vendent aux théâtres de province et étrangers afin de reproduire exactement la mise en scène de la création parisienne. C’est pourquoi, chez l’éditeur Choudens notamment, le nombre de danses correspond au besoin en illustrations pour couvrir la globalité de l’œuvre : on aura ainsi souvent 3 quadrilles pour les pièces en 3 actes, chaque frontispice représentant un des 3 décors. Les valses servent à documenter les costumes de la chanteuse principale, les polkas et polka-mazurkas illustrant les autres personnages. Ces observations sont d’ordre général et il existe aussi des cas de pièces à la carrière plus modeste n'ayant pas eu droit à cette « formule intégrale ».
9. Quand on adapte les mélodies d'Offenbach en musique de danse, est-ce qu'il y a des droits à payer ?
En pratique, non. Offenbach, comme les autres compositeurs, vend ses partitions aux éditeurs qui en deviennent alors propriétaires : l’éditeur exploite donc l’œuvre afin de la rentabiliser en louant ou vendant le matériel musical et de mise en scène aux théâtres. C’est également dans ce but que les musiques de danses sont développées en parallèle afin de toucher un plus large public et avoir un retour complémentaire sur l’investissement initial : nous sommes pleinement dans le cas de produits dérivés tel qu’on le pratique encore de nos jours avec les « goodies » et autres publications parallèles, notamment pour l’industrie du cinéma telles que les novellisations ou les adaptations des scénarios en bandes dessinées, la création de peluches ou poupées à l’image des héros du film, la publication de la bande originale, publications de livres « making of »… Les XXe et XXIe siècles n’ont pas tout inventé !
Le quadrille d’Orphée aux Enfers, par exemple, n’a donc pas rendu Offenbach richissime : il a surtout permis à l’œuvre d’être entendue par un public large et de l’inscrire durablement dans la mémoire collective.
10. Vous parlez d'Orphée aux Enfers, qui éclipse de nos jours toute l'œuvre d'Offenbach, mais est-ce que ça a été à ce point marquant à l'époque ? A ce point qu'aujourd'hui, si quelqu'un n'a retenu qu'un morceau d'Offenbach, c'est forcément le galop d'Orphée aux Enfers !
Même si c’est un titre incontournable, Orphée n’éclipse pas véritablement toute l’œuvre d’Offenbach, dont une dizaine de titres se maintient au répertoire courant : Orphée aux Enfers (1858/1874), La Belle Hélène (1864), Barbe-Bleue (1866), La Vie parisienne (1866/1873), La Grande-Duchesse de Gérolstein (1868), La Périchole (1868/1874), Les Brigands (1869), La Fille du tambour-major (1879), Les Contes d’Hoffmann (1881)… Il y a d’autres mélodies du compositeur qui sont devenues célèbres : la Barcarolle des Contes d’Hoffmann, le rondeau du Brésilien de La Vie parisienne (voir vidéo YouTube ci-dessous), le « Dites-lui » de La Grande-Duchesse ou encore la Lettre de La Périchole…
Mais Orphée a un statut à part chez Offenbach : il y a un avant Orphée et un après Orphée. En 1858, alors qu’il est directeur du Théâtre des Bouffes-Parisiens (qu’il a ouvert en 1855), il est criblé de dettes. Après avoir petit à petit élargi son privilège de pièces en 1 acte à 2 ou 3 personnages jusqu’au droit de représenter des œuvres en plusieurs actes avec chœurs et personnages illimités (ndlr : les formats et nombre de personnages sont à cette époque subordonnés à l'autorisation de la préfecture), Orphée marque une étape importante dans la carrière d’Offenbach ainsi que dans le répertoire lyrique français : il s’agit de l’acte de naissance de l’opéra-bouffe français. Il est aussi un « va-tout » pour le compositeur : si l’opéra ne trouve pas son public, le théâtre fait faillite.
Il ne fonctionnera pas immédiatement d’ailleurs : il sera remanié quelques jours après la première représentation, supprimant des personnages et des ensembles, substituant une seconde version de certains airs, jusqu’à trouver la forme en 2 actes et 4 tableaux sous laquelle il est communément représenté aujourd’hui encore (si on excepte de traditionnels transfuges de la version féerie de 1874…)
Ce qui va le lancer définitivement, c’est un « buzz » : il est rapidement attaqué par Jules Janin, critique au Journal des Débats, criant au scandale parce qu’on se moque des classiques (ndlr : le mythe d'Orphée). Hector Crémieux (ndlr : un des deux auteurs du spectacle avec Ludovic Halevy, resté anonyme) et Offenbach lui répondent alternativement par voie de presse, dans Le Figaro, journal dont le compositeur est proche. Cette joute épistolaire, au lieu d'être néfaste, va au contraire exciter la curiosité d’un large public qui va courir aux représentations d’Orphée.
La mise en quadrille de ses thèmes par Isaac Strauss va contribuer à populariser les thèmes de l’opéra : lorsque, 40 ans plus tard, le Moulin Rouge développe son spectacle de French Cancan, 10 ans après la disparition d’Offenbach, il utilisera ce quadrille, prolongeant son existence dans l’imagerie collective et populaire et associant ainsi la musique du compositeur à ce type de divertissement, qu’il n’a finalement jamais connu !
11. Le galop d'Orphée aux Enfers est tout de même imparable, non ?
Pour moi, il y a des galops d'Offenbach qu'on a oubliés et qui sont tout aussi excellents, comme le galop de Croquefer (1857) par exemple. Dans La Princesse de Trébizonde (1869), on trouve toute une scène à l’acte III comprenant un galop irrésistible (vidéo YouTube ci-contre). Sans compter le galop des mouches dans la version féerie d’Orphée aux Enfers, le galop des flocons de neige du Voyage dans la lune (1875) ou encore celui de Geneviève de Brabant (1859/1867/1875).
Lorsqu’on regarde des partitions moins connues, on se rend compte qu'Offenbach a toujours eu ce génie de la mélodie et du rythme.
12. Encore une petite question pour terminer. Il y a une valse d'Offenbach qui fait le buzz pour l'instant sur YouTube, c'est la Valse des rayons. Une vidéo où on voit des danseurs exécuter une chorégraphie sur cette valse a été vue plus de 500.000 fois (ndlr : la vidéo peut être trouvée ici). Que peut-on dire sur ce morceau dont on n'a pas encore eu l'occasion de parler ici ?
La Valse des rayons provient de l'unique ballet-pantomime d'Offenbach, Le Papillon (1860), dont le rôle principal a été écrit pour Emma Livry, une danseuse alors prometteuse qui aura un destin tragique (ndlr : elle est brûlée vive en 1862 pendant une répétition de La Muette de Portici).
Ayant connu un très grand succès, la Valse des rayons a bien été publiée en tant que valse à l’époque, mais pas comme une valse destinée aux bals. Offenbach l'a ensuite reprise dans son opéra Die Rheinnixen (Les Fées du Rhin) en 1864, puis dans Le Roi Carotte en 1872, avec un autre extrait du même Papillon.
Au début du XXe siècle, le Moulin Rouge en donnera une nouvelle version chorégraphique dansée par Dearly et Mistinguett, version qui a eu un succès fulgurant mais qui modifie la musique et son interprétation sous le titre de Valse chaloupée. Elle se popularise ensuite sous cette forme jusqu’aux Etats-Unis sous le nom de Apache dance (voir video ci-dessus) (ndlr : le nom d'apache fait référence aux bandes de criminels qui terrorisent le Paris de la Belle Epoque), ce qui fait qu'on l'entend parfois dans des épisodes des Looney Tunes.
Encore une fois, c’est le Moulin Rouge qui soutiendra la popularité d’un morceau d’Offenbach sous une forme déformée et largement éloignée de l’esprit du compositeur.
Nous remercions très chaleureusement Jérôme Collomb pour avoir partagé avec nous sa connaissance approfondie d'Offenbach, et surtout sa passion. Nous espérons que cela aura donné envie au lecteur de se replonger dans l'œuvre du compositeur et de ne pas se limiter à écouter en boucle le galop d'Orphée aux Enfers, cher au Moulin Rouge !
Nous signalons également que nous avons aussi reconstitué une des multiples danses contruites sur les motifs d'Offenbach. La Valse des deux Aveugles arrangée par Alfred Musard et par notre musicien Ilkay Bora Oder est toujours écoutable sur YouTube (voir vidéo ci-dessus).
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