Quel rapport entre le fils de Napoléon III et Marie Taglioni, la danseuse de l'Opéra de Paris qui restera l'une des plus mythiques, celle qui a personnifié le ballet romantique à son apogée ?
Bien sûr, il est plus que probable que ces deux-là se soient rencontrés. On peut même imaginer, vu la différence d'âge (Marie Taglioni née en 1804 et le prince Louis-Napoléon Bonaparte en 1856), l'une tenant l'autre sur ses genoux, si tant est que le protocole de l'époque l'ait permis.
Mais cet article ne prétend pas étudier les relations entre l'artiste de l'Opéra et les Bonaparte, que ce soit à Paris ou en exil à Londres. Il prétend encore moins étudier l'attirance, prétendue ou avérée, de Napoléon III pour la Taglioni. Nous nous limitons ici à relater la création du quadrille du Prince Impérial en 1858.
(Ci-contre l'interprétation de la 1e figure du quadrille donnée par le groupe belge Danses et Cie en 2020. Les vidéos des figures suivantes sont montrées à la fin de l'article.)
Il semblerait logique qu'un quadrille portant un nom pareil soit tout entier consacré à la gloire de l'héritier des Bonaparte, non ?
Deux journaux relatent, à notre connaissance, la création du quadrille : "le Ménéstrel" et "le Monde Illustré", tous deux en décembre 1858.
Selon toute vraisemblance, le quadrille fut créé lors du banquet du 27 novembre 1858 donné par le corps de ballet de l'Opéra en l'honneur de Marie Taglioni.
Celle-ci a alors 54 ans. Elle a pris sa retraite des planches d'opéra en 1847 après, notamment, un dernier baroud d'honneur dans "Pas de Quatre" joué devant la Reine Victoria. Après quelques années passées sur le Lac de Côme et à Venise, elle rentre à Paris. Nous sommes effectivement en 1858. Son père, le danseur Filippo Taglioni, a dilapidé la fortune familiale et il lui est nécessaire de travailler. Elle deviendra "inspectrice de la danse" au ballet de l'Opéra et réorganisera le système des examens de danse.
Même longtemps après sa "première retraite" de 1847, sa renommée n'a pas faibli. En 1856, le compositeur autrichien Johann Strauss crée la Polka Marie Taglioni (Op. 173) en son honneur en incorporant toutes les musiques des ballets célèbres dans lesquels elle a dansé.
Autant dire que la Taglioni est une hôte de choix dans les salons des Trois Frères Provençaux en ce samedi 27 novembre 1858 et que sa présence vaut bien une fête et, pour le moins, un quadrille !
Le banquet est donc moins donné en l'honneur du Prince Impérial qu'en l'honneur de la Taglioni ! Notez que l'Impératrice Eugénie, mère du Prince Impérial, a tout de même daigné accepter l'hommage de ce quadrille au nom de son fils, alors âgé de 2 ans et demi (ndr : qui, encore trop jeune, ne s'adonne donc même pas encore à sa passion pour la bicyclette dans la cour du Palais des Tuileries.)
Les gloires passées et présentes de l'Opéra danseront le nouveau quadrille après le repas : du côté des dames, Mesdames Rosati, Cerrito et Plunkett, du côté des cavaliers, Messieurs Mazilier, Petipa, Mérante et Bauchet. Les deux journaux ne sont pas d'accord sur la quatrième cavalière : l'un prétend que ce fut la Taglioni elle-même, l'autre que ce fut mademoiselle Livry, la dernière arrivée dans le corps de ballet. Quoique l'un n'exclue pas l'autre : on peut très bien imaginer que la nouvelle ait à un moment cédé sa place à son aînée, ainsi honorée, ou vice-versa. C'est même cette seconde option que nous inspire la gravure ci-dessous censée fixer la création du quadrille : c'est la Taglioni qui est figurée parmi les danseuses et c'est la benjamine qui est figurée à part. Mais quoi qu'il en ait été, on peut affirmer que les deux femmes s'apprécie(ro)nt : la Taglioni créera en 1860 son unique travail chorégraphique "Le Papillon" pour Emma Livry.
Le descriptif des figures fut fourni au Monde Illustré par la Société académique des professeurs de danse de l'Opéra.
Terminons par le toast qui fut porté en ce jour par Alphonse Royer en l'honneur de la Taglioni. Non, décidément ce fut elle la star de la soirée, le Prince ne fut, au plus, qu'un figurant, même si c'est son nom qu'on retiendra pour la postérité de ce quadrille.
Taglioni, la grande prêtresse
De l'art grec aux chastes contours,
Ce rève de notre jeunesse,
Ce souvenir qui vit toujours,
Cette sylphide à l'aile fine
Qui voltigeait comme un brouillard,
Cette bayadère mutine,
Agile comme un léopard,
C'est bien elle ! — Elle est revenue,
L'Opéra chante son retour,
Cette impératrice attendue
A ses pieds retrouve sa cour
Quelle cour ! une cour de reines,
Le front ceint d'un laurier vainqueur,
Qui vient de ses voix souveraines
Fêter sa rivale et sa sœur.
Rosati, l'âme de la danse.
La grâce unie à la beauté ;
Cerrito, qui dota la France
D'un talent partout regretté ;
Zina, Plunkett, autres étoiles
De cet éther éblouissant
Où, plus légère que ses voiles,
Livry s'élance en bondissant.
D'autres noms sont dans nos mémoires.
Et chacun les redit tout bas;
Si je citais toutes nos gloires,
Le banquet ne finirait pas.
De cette fête de famille
Un souvenir demain vivra ;
Le monde amant de ce qui brille
Tout un jour d'Elle parlera.
Nous, lui tressant une couronne
De nos regrets et de nos vœux,
Nous éterniserons son trône
Dans le fond de nos cœurs heureux.
A Taglioni ! qu'un toast sonore
Lui rappelle des jours charmants ;
Qu'à son nom retentisse encore
Le bruit des applaudissements
Chers amis, renommons dès maintenant ce quadrille en "quadrille de la Taglioni" pour rendre hommage à la vraie vedette de la soirée !
Les figures suivantes telles que reconstituées par Danses et cie :
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