top of page
  • yvesschairsee

la polonaise, un morceau d'Histoire



"Le Congrès de Vienne ne marche pas, il danse !"

INTRODUCTION


On attribue ce trait d'humour piquant au Prince de Ligne quand il décrit les discussions qui ont lieu à Vienne, quand les grands d'Europe décident du partage du continent après la défaîte de Napoléon et son exil sur l'Ile d'Elbe.


Un examen du livre de Robert Ouvrard "Le Congrès de Vienne (1814-1815), Carnet mondain et éphémérides" permet d'être plus précis. En fait, le Prince de Ligne aurait pu tout aussi bien dire :


"Le Congrès de Vienne ne marche pas, il danse la valse et la polonaise !"


Robert Ouvrard a en effet récolté méthodiquement les échos des (nombreux) bals qui ont été donnés un peu partout dans Vienne pendant les quelques mois où ont duré les tractations entre les différentes nations d'Europe : de nombreux protagonistes ont laissé des écrits qui permettent de s'en faire une idée. Et le fait est que la valse et la polonaise sont particulièrement citées parmi les amusements collectifs qui ont supplanté les discussions politiques.


bal masqué dans la salle des Redoutes de la Hofburg de Vienne, vers 1815, gravure en couleur par Joseph Schütz

Robert Ouvrard rapporte le passage suivant au sujet du Congrès dans les "Mémoires anecdotiques sur l'intérieur du Palais Impérial" de L.-F.-J. de Bausset :


"Dans les bals de cour on ne dansait jamais de contredanses ; tout se bornait à des marches de deux en deux, au son de l'orchestre. Le goût personnel de l'empereur Alexandre [de Russie] avait prévalu, même à l'égard de la valse, qui doit son origine à l'Allemagne : ces marches polonaises s'accordaient assez avec la majesté d'un congrès ; mais comme la direction de l'espace à parcourir dépendait positivement du chef de la colonne, qui toujours était le czar, il arrivait très souvent que ce prince, le plus puissant de tous, sortait de la salle, et faisait parcourir à toutes les filles qui le suivaient, les vastes étages et les détours immenses du palais. [...] Un soir, on calcula l'étendue de la distance parcourue dans le palais, et l'on évalua à plus de quatre lieues de France le chemin qu'on avait fait."


On voit que le caractère "processionnaire" de la polonaise [ndlr : on écrirait "polonez" dans sa patrie d'origine] est déjà la caractéristique qu'on en retient en 1814-1815. Mais peut-on simplement assimiler cette danse à une alternative à la marche qu'on effectue au début des bals ?

En grattant un peu, il apparaît très vite que la polonaise est chargée d'affects et d'Histoire dans sa patrie d'origine, la Pologne. L'occasion pour nous d'en demander plus à ce sujet à la chorégraphe polonaise Romana Agnel, qui est à la tête de la compagnie Cracovia Danza, et est une des chevilles ouvrières de la représentation de la danse historique dans son pays. En plus, ce qui ne gâche rien, elle s'exprime dans un français quasiment parfait !


On peut dire que cette interview tombe à pic : cette danse est tellement emblématique que le Ministre de la culture polonais a demandé son classement au patrimoine immatériel de l'UNESCO l'année dernière. On attend la réponse pour cette année 2023...


 

INTERVIEW


Bonjour Romana, pourriez-vous vous présenter pour nos lecteurs qui ne vous connaîtraient pas ?


Pour ma présentation j’ai un peu du mal. J’ai fait tellement de choses. Et je ne sais pas ce qui peut être intéressant pour vos lecteurs. En tous cas, on peut dire que j’aime énormément l’art et la création. Je me considère un peu comme une héritière de la pensée de J. G. Noverre : je recherche dans l’art la signification, la communication et les émotions, dans la forme parfaite et adéquate. Je suis historienne de l’art diplômée de la Sorbonne et artiste danseuse, chorégraphe. Je combine mes capacités de création et d’improvisation avec les connaissances de l’Histoire, de l’art et des différentes cultures. Je travaille au Conservatoire Supérieur de la Musique de Cracovie et je suis la directrice de la compagnie de danse Cracovia Danza, que j’ai créée en 1998. Je danse depuis mon enfance, je suis diplômée de l’École de la danse classique de Cracovie, danseuse de caractère, de la danse indienne Bharata Natyam et des danses anciennes. J’enseigne la danse depuis 1988. Je crée des chorégraphies pour les théâtres, les opéras et les spectacles de danse. Je fais aussi de la recherche en danses. Je me passionne pour l’histoire de la danse.


Je sais qu’il y a une volonté de faire classer la polonaise au patrimoine immatériel de l’UNESCO. Où en êtes-vous dans le processus de classement ?


J'ai été choisie comme représentante des personnes qui veulent inscrire la polonaise sur la liste du patrimoine immatériel de l'UNESCO. J'ai donc préparé le dossier : il fallait préparer un film, une stratégie pour promouvoir la polonaise. Le dossier a été signé par la ministre de la culture polonais, puis déposé dans la commission de l'UNESCO, et maintenant on attend leur décision. Autrement dit, on est déjà très loin dans la procédure, on pourrait même dire que c'est presque la fin.


A-t-on une date pour la décision de l'UNESCO ?


La décision devrait tomber cette année parce que la demande a été déposée en mars 2022.


Est-ce qu'il y a une mobilisation importante en Pologne autour de ce projet ?


Il y a déjà plein de festivités prévues. C'est normal parce que la polonaise est une pratique très vivante en Pologne. C'est d'ailleurs la règle pour l'inscription sur la liste immatérielle de l'UNESCO : l'élément qu'on propose doit toujours être pratiqué. C'est bien le cas car la polonaise est toujours dansée dans les grands bals, par exemple dans les bals de fin d'étude dans les lycées. Ou pendant les mariages, où on commence par la polonaise. C'est très ancré dans la culture et dans la pratique vivante. Donc il y a beaucoup d'événements prévus. En particulier, on est en train de préparer un grand événement à Katowice pour le 22 mai : pour entrer au Guiness Book des records on prévoit de danser la polonaise avec 1000 couples. Tous les ensembles et tous les groupes de danse polonais se préparent pour ça. Ce sera quelque chose de spectaculaire. Ça demande une grande préparation parce que, par exemple, il faut qu'un juge du Guiness Book vienne en Pologne. Les gens sont très impliqués là-dedans, ils ont beaucoup d'idées, ils sont très volontaires pour promouvoir cette danse.


Vous pratiquez beaucoup de danses historiques dans votre compagnie Balet Dworski Cracovia Danza, mais quelle place à la polonaise dans votre répertoire ?


La polonaise fait partie du répertoire des danses anciennes polonaises, donc forcément on l'a toujours pratiquée et on l'a toujours présentée dans les différents programmes. En plus, c'est une danse pour laquelle il y a eu beaucoup de musiques composées dans les différentes périodes de l'histoire, y compris des compositions de musique baroque, on a carrément créé des spectacles autour de la polonaise. Ces spectacles racontent l'histoire de cette danse, avec les différents costumes des différentes époques.

Avec Pierre-François Dollé comme consultant, j'ai notamment fait la reconstruction de la polonaise de Adam Wolfgang Winterschmid, qu'il décrit dans un traité de danse de 1758 [nommé "Kurze und leichte Anweisung, die Compagnie-Tänze in die Choreographie zu setzen, Freiburger Hefte zur Tanzegechichte 1. Altdorf"] en notation Feuillet. A ce moment, il la fait danser sous forme de contredanse. Ce n'est pas la forme où on se contente de marcher en 3 temps, mais ça montre certaines figures, et les pas.


Peut-on dire que les pas de la polonaise sont des pas de bourrée baroque ? Dans les bals modernes on se contente de poser le pied à plat.


A l'époque, dans leurs traités, les Allemands décrivent le pas polonais comme un assemblage de 3 pas : un 1e pas à pied plat, un 2e pas élevé et un 3e à plat. C'est un peu différent du pas de bourrée baroque, mais il y a toujours 3 pas.


De nos jours, quand on danse la polonaise dans les bals XIXe on pose le pied à plat tout le temps après l'impulsion du début.


Pour moi c'est un pas de polonaise du XXe siècle. Au XIXe c'était 2 pas à plat et le 3e était une espèce d'accent marqué avec un coup de talon. C'est ce que dit le maître de danse Karol Mestenhauser dans un traité de 1888 où il décrit comment on dansait la polonaise dans les salons, dans les bals : dans les salons il y avait moins de place, donc le pas est un peu raccourci.



A votre avis, à l'époque du Congrès de Vienne en 1814-1815, comment danse-t-on la polonaise ?


Je ne pense pas qu'on faisait le pas qu'on fait actuellement [ndlr : les pas à plat qui suivent l'impulsion]. Ce que je peux dire c'est que la polonaise reprend le rôle qui était jadis celui de la pavane, à savoir d'une danse de représentation, qu'il y a une espèce de hiérarchie dans les couples : les personnes les plus importantes sont en tête de cortège. Et puis il y a ces figures qui sont très typiques : le cortège en lui-même, les arches, les serpents, les grands cercles, les petits cercles, la division des couples à droite et à gauche, les colonnes, les fontaines etc. Ce qui est important, c'est l'élégance qu'on devrait garder pendant cette danse, et ce côté danse de société où tout le monde danse. Ca doit être une représentation de tous les gens présents, en train de converser, de se faire des révérences, de se saluer à droite à gauche. Mais en fonction du costume qu'ils portent, ils se conduisent différemment. Dans la tradition des costumes polonais Kontusz on doit avoir des gestes symboliques. C'est-à-dire que, par exemple, les hommes mettent la main derrière la tête des cavalières pour signifier qu'ils les protègent.



Ils les présentent à droite et à gauche. C'est un côté très rhétorique, baroque, qui provient des danses des nobles. Par contre quand on met des costumes Empire ou, encore après, des costumes XIXe de salon, on se conduit différemment.


La façon de marcher est-elle inspirée de la façon de marcher des cavaliers polonais et de leurs bottes à talons ?


Oui il y a toujours cet accent. Les hommes font des pas beaucoup plus prononcés, presque militaires alors que les dames doivent être toutes en douceur, en élégance, la féminité même.


En France, pour danser on utilise beaucoup la musique du film "Pan Tadeusz" de 1999, avec cette musique entêtante de Wojciech Kilar. Mais est-on censé pouvoir danser la polonaise sur n'importe quelle musique dite "polonaise" ? J'avoue qu'en écoutant certaines polonaises de Chopin, je vois mal comment on pourrait danser sur leur mélodie !


C'est comparable à ce que fait Bach quand il reprend les danses de son époque telles que la sarabande, la bourrée, la gavotte... Ce sont des compositions qui reprennent l'esprit des danses, mais elles ne sont pas faites pour danser. On pourrait bien sûr faire une chorégraphie sur ces musiques mais ce serait une chorégraphie artistique, scénique. On ne pourrait pas se contenter de faire des pas de polonaise de façon régulière comme on le fait dans les bals. Mais ça témoigne de l'importance de cette danse comme une espèce d'expression de sentiments. Là, dans les polonaises de Chopin, on trouve tout ce que porte la polonaise depuis ces temps-là, c'est-à-dire une fierté d'existence ou de résistance, et en même temps c'est très sentimental, comme des pleurs après la défaite. Il faut savoir que les polonaises à la fin du XVIIIe siècle étaient accompagnées par des paroles. Ces chants illustraient ce qui se passait à cette époque, et malheureusement c'était des événements assez tragiques où la Pologne perdait son indépendance. Il y a notamment une polonaise dite "Adieu à la patrie" qui est tragique. Les Polonais doivent se soumettre, partir ou mourir. C'est ce qu'on dit dans ce chant.



Cet amour de la patrie se traduit donc dans la danse également ?


Oui ! Après une 1e forme de polonaise qui est une danse de représentation, à la fin du XVIIIe siècle la danse a été "chargée" par tous les événements liés à la perte de l'indépendance, et du début du XIXe jusqu'à l'époque romantique, avec Chopin, ça a été une explosion de compositions qui illustraient cette situation par la polonaise, qui est devenue, quelque part, symbolique d'un mélange de fierté en même temps que de soumission, d'exil. Parce que ça a été très très dur. Tout ça a duré pendant tout le XIXe siècle. Maintenant, même si on vit dans un pays libre, on garde ce côté très très fort d'une empreinte polonaise en souvenir d'un moment où on n'existait pas, où on ne pouvait pas s'exprimer, mais où on pouvait toujours danser la polonaise, qui de ce fait a été le réceptacle de tous ces états d'âmes. Il faut se souvenir que fin du XVIIIe, à partir de 1792, la Pologne a été partagée entre la Russie, la Prusse et l'Empire austro-hongrois. Pendant tout le XIXe siècle, elle n'existait pas.

C'est juste à l'époque du Congrès de Vienne que la Pologne existe un peu parce que Napoléon est venu donner un peu d'espoir en créant en 1807 le Duché de Varsovie après avoir repris des territoires à l'est. A ce moment-là les Polonais espèrent beaucoup de la part de Napoléon, en 1812 surtout. La campagne de Russie, à laquelle les Polonais prennent part, devait apporter la liberté à la Pologne, bien plus que ce petit morceau d'indépendance que constituait le Duché de Varsovie. Evidemment, quand Napoléon a perdu, tout a disparu !


Merci Romana !


Merci à vous !

 

CONCLUSION


On l'aura compris, la polonaise n'est pas qu'une danse de procession qui aurait pris la suite de la pavane dans son pays d'origine. Des maîtres à danser de tous pays en ont accommodé les pas dans des formes de chorégraphies plus ou moins complexes.

Mais la polonaise est surtout une question d'attitude qui reflète la noblesse du danseur, voire qui sert de refuge à ses états d'âmes et qui lui permet de s'exprimer envers et contre tout, de dire qui il est alors même que les circonstances ne s'y prêtent pas.


La polonaise doit pour le moins représenter l'état d'esprit des personnes qui la dansent, et en ce sens c'est une danse incarnée, peut-être au même titre que le menuet: l'attitude doit y transparaître dans le maintien du corps, dans les gestes, dans la perfection du mouvement. La polonaise ne doit pas simplement être marchée, elle doit être jouée !


De quoi remettre en perspective ce qui peut sembler être, dans les bals "modernes" exécutés en France, une simple marche à 3 temps un peu bizarre.


Pour d'autres explications sur la polonaise telle qu'elle a été dansée à travers les époques, et pour voir le processus d'appropriation de la danse pour le spectacle "Polonez nasz slad" créé par Cracovia Danza, nous vous renvoyons vers ce documentaire qui a été mis en ligne par le Fryderyk Chopin Institute de Varsovie :



Le spectacle "Polonez nasz slad" de Cracovia Danza peut être regardé en intégralité ici :







537 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page