Deuxième épisode de notre série où nous partons à la recherche des "galops infernaux" ayant existé avant celui d'Orphée aux Enfers, qui est devenu synonyme du French cancan.
Quand les comédiens de l'opéra-bouffe mis en musique par Offenbach chantent, en 1858, "qui donne le signal d'un galop infernal ?", ils n'inventent rien de nouveau et ne font que parler d'un type de danse qui existe depuis belle lurette : cela fait alors 30 ans que le galop clôt les bals et permet aux danseurs de s'élancer dans une course échevelée autour de la salle, spécialement pendant la saison de carnaval où toutes les extravagances sont permises, voire ardemment recherchées. Le galop infernal est le paroxysme de la fête et permet de terminer la nuit par un baroud d'honneur qui laisse s'exprimer une dernière fois la folie des danseurs. (Vous trouverez plus d'infos sur les galops infernaux dans le 1er épisode de notre série, qui se trouve ici.)
LES DÉMONS
Il faut le dire, cet article doit tout à notre consœur Sandra Stevens du blog Histoire de bal qui, dans un article qu'on peut lire ici, recensait les morceaux qui avaient fait les beaux jours des bals de carnaval de l'Opéra de la Monnaie de Bruxelles.
Une publicité pour le bal de la capitale belge stipule que le mardi 23 février 1841, "pour la première fois et à plusieurs reprises", l’orchestre jouera le "galop infernal". Celui-ci sera interprété par "100 musiciens et 40 diables" (sic).
L'argument de vente voulant que le galop soit joué par des "diables" nous a mis la puce à l'oreille. En effet, quelques semaines auparavant, un galop joué par des démons provoque déjà la sensation, non pas à Bruxelles mais bien à Paris, au Théâtre de la Renaissance. Le célèbre Dufrène y dirige un orchestre de musiciens et de "diables". Il régale les danseurs avec un morceau composé par Paul Cuzent : le "galop infernal du Jugement Dernier".
Le mercredi 13 janvier 1841, le Courrier français dit :
Les brillantes espérances que le premier bal du théâtre de la Renaissance avait fait concevoir se sont réalisées complétement avant-hier. Au premier signal de l'orchestre de Dufrène, une foule de danseurs s'est précipitée dans la salle du bal, et de nombreux quadrilles l'ont animée comme par enchantement. Vers deux heures du matin, la décoration du fond s'est ouverte tout à coup et a laissé voir trente démons entourés de flammes ; les démons ont accompagné avec les trompettes romaines le galop du jugement dernier. Rien n'est comparable à l'effet produit par cette œuvre originale et par ces instrumens (sic) nouveaux. Il y a une telle puissance dans les accens (sic) des trompettes, et l'exécution du galop est tellement supérieure que des bravos, des hourras, des trépignemens (sic) universels ont salué Dufrène à la fin du galop.
Le doute est impossible lorsqu'on regarde la gravure qui illustre la transposition pour piano de la composition de Cuzent, composition que le chef d'orchestre Dufrène transcende pendant les bals de la Renaissance : les diables y sont visibles ! (voir l'image qui ouvre cet article mais surtout le détail du dessin que nous reproduisons ci-contre.) Alors qu'on voit des flammes derrière eux, les démons sont distinctement représentés sur l'estrade de l'orchestre à gauche en train de souffler dans des trompes longilignes, probablement celles que les journaux désignent comme des "trompettes romaines".
Le 15 janvier 1841, le Journal des coiffeurs dit :
Plus que jamais, le théâtre de la Renaissance a droit aux sympathies du public parisien. Pour les lui prouver, l'élite de nos jeunes gens et de nos femmes à la mode ont décidé unanimement de se donner rendez-vous aux bals de la Renaissance. Aussi c'est merveille de voir comme cette foule élégante, masquée, dansante, se presse aux fêtes de nuit de ce théâtre. Le célèbre Dufrène, si connu, si aimé de toute cette jeunesse folle et vive, lui communique, avec ses 160 musiciens, l'enthousiasme électrique de la danse. C'est surtout lorsque commence le galop infernal du jugement dernier qu'il faut voir la foule joyeuse se précipiter en tourbillonnant dans la salle de bal. Ce galop du jugement dernier, que Dufrène a su élever à la hauteur d'une œuvre lyrique, est véritablement d'un effet merveilleux. Les accents éclatants des 50 trompettes romaines pénètrent l'âme d'une ardeur difficile à peindre.
PAUL CUZENT
Paul Cuzent, le compositeur du galop joué par Dufrène, est un personnage extrêmement particulier. Les musiques de danse ne sont pas sa spécialité même s'il s'y est essayé. Sa spécialité est toute autre et très étonnante.
En effet, s'il est issu d'une famille où on joue de la musique, il est d'abord connu pour avoir été acrobate équestre exerçant son talent dans les cirques ! Un artiste, un gymnaste, un acrobate et entrepreneur ! Sa connaissance de la musique l'a amené à réaliser lui-même l'accompagnement de ses numéros. Cette particularité lui a valu d'être le sujet d'un chapitre dans l'ouvrage collectif "Quelles musiques pour la piste ? Musique au cirque de la fin du XVIIe siècle à nos jours". Dans le chapitre "Paul Cuzent (1812-1856), le voltigeur-compositeur", Patrick Péronnet retrace la vie de ce personnage hors du commun, qui ira jusqu'à Saint-Peterbourg pour exercer son art après avoir trouvé le succès en France avec le "Cirque Cuzent-Lejars", qui fut en résidence au Cirque des Champs-Élysées. En 1847, en Russie, Cuzent accède même au titre de directeur du "Nouveau Cirque de la Direction des Théâtres impériaux", plus communément désigné comme le "Cirque Impérial".
Nous renvoyons le lecteur intéressé à l'ouvrage susmentionné s'il souhaite plus d'informations sur les prouesses équestres de la famille Cuzent, ou même à divers sites internet qui retracent l'histoire de cette famille célèbre dans l'histoire du cirque. Nous nous contentons ici de citer Patrick Péronnet pour revenir à ce qui nous intéresse, à savoir la musique et la danse : "Paul Cuzent possède des connaissances musicales héritées de ses parents. Poly-instrumentiste, il joue le piano, le hautbois, le violoncelle, la flûte et le cornet à pistons. Ses sœurs reçoivent la même éducation musicale, Pauline joue le cornet à pistons et, plus étonnant pour l’époque et le public, Antoinette joue l’ophicléide".
Autrement dit, Cuzent a les connaissances de base qui lui permettent de composer un galop pour orchestre, au delà du fait qu'il est voltigeur et que, de par son métier, le galop ça le connaît !
A priori, difficile de se rendre compte de ses capacités exactes pour la musique : la partition qu'on trouve facilement, et, d'ailleurs, la seule qu'on s'attend à trouver, est une réduction pour piano, qui ne pouvait rien nous dire de l'orchestration utilisée aux bals. La mélodie même y semble un peu étrange, peu cohérente, prenant régulièrement une nouvelle direction, ce qui nous laissait terriblement perplexes.
C'était sans compter sur une espèce de miracle qui s'est produit près de l'Église du Sablon de la capitale belge, au moment où nous recherchions les partitions des morceaux joués aux bals de l'Opéra local dans la bibliothèque du Conservatoire.
En effet, comme nous l'avons déjà mentionné dans l'article qu'on trouve ici et qui parle du "Champagne mousseux", quadrille de Bosisio (ce qui fût notre première rencontre avec le musicien italien exerçant ses talents dans les bals parisiens), nous avons retrouvé des recueils de partitions aux archives de la Ville, mais aussi au Conservatoire. Elles devaient en toute logique servir aux musiciens pendant les bals. On avait de plus supposé que les musiciens du Conservatoire se joignaient à ceux de l'Opéra pour constituer l'orchestre des fêtes du carnaval.
Le fait est, donc, que les recueils du Conservatoire contiennent 5 parties pour orchestre du "galop infernal du Jugement Dernier", la composition de Cuzent, montrant ainsi que, oui, le galop a bien fait l'objet d'une publication de partitions pour orchestre, et surtout nous permettant ainsi de mieux appréhender la façon dont la mélodie, a priori étrange, était jouée à l'opéra, même si ne disposer que de 5 instruments reste encore très lacunaire : nous ne connaissons que les partitions pour altos, bassons, trompettes, contrebasses et violoncelles. Mais, même avec cette connaissance parcellaire de l'orchestration, l'occasion était trop belle, il fallait que nous nous lancions dans une tentative de reconstitution !
LA RECONSTITUTION
Comme à notre habitude, nous avons fait appel à notre complice Ilkay Bora Oder (son site internet est ici) pour essayer de reconstituer le célèbre galop. Pour ce faire, il s'est basé sur les parties trouvées au Conservatoire pour les appliquer à d'autres instruments susceptibles d'être utilisés par un orchestre. La question de l'utilisation de la mélodie pour piano s'est posée. Nous avons choisi de la faire jouer autant que possible par des trompettes. En effet, une des caractéristiques remarquables de ce galop est que des "diables" y soufflaient dans des "trompettes romaines". Nous avons donc choisi de mettre en avant un instrument apparenté. Quel était l'usage exact des trompes en 1841 ? Servaient-elles d'accompagnement ? Y soufflait-on pour créer de long râles sur la mélodie principale ? Servaient-elles, elles-mêmes, à jouer la mélodie principale ? On ne le sait pas.
En ce sens, on ne peut pas dire que le fruit de notre travail soit une reproduction exacte de ce qui était joué à l'époque, néanmoins notre complice Ilkay a, trouvons-nous, réalisé un prodige en extrapolant un vrai morceau d'orchestre à partir de ce que nous avons retrouvé. Son travail a débouché sur un vrai morceau de carnaval, qui a un entrain tout à fait phénoménal. Nous n'avions plus réalisé de telles orchestrations depuis "Le Danois" de Musard ! Ilkay a intégré le cahier des charges que nous lui avions assigné, à savoir produire un son qui aurait pu être celui de 150 instrumentistes, autrement dit un son énorme. Nous ne pensions pas que ce serait possible, et pourtant il l'a fait ! Le résultat est écoutable dans la vidéo YouTube reprise plus haut.
Si nous nous sommes permis d'extrapoler sur base de ce que nous connaissions, c'est aussi pour une autre raison. Le lecteur attentif aura remarqué que ce n'est pas Cuzent, le compositeur, qui est loué dans les journaux, mais bien Dufrène, le chef d'orchestre qui mène les bals. Autrement dit, au delà de la composition, il semble évident que c'est le chef d'orchestre qui a joué le rôle central dans le succès du galop. On peut imaginer que, pour atteindre son but, il imprime sa patte, sa manière de faire et, en l'occurrence, sa fougue dans le morceau.
C'est en somme, ce que nous avons demandé à Ilkay, et il a réussi à créer un galop épique qui a surpassé nos espérances. Pour cette reconstitution, Ilkay aura été "notre Dufrène" !
Pour que le lecteur / auditeur puisse se faire une idée du travail de notre musicien, nous mettons aussi en ligne la mélodie de la réduction pour piano (ci-dessus) et les parties pour orchestre que nous avions à disposition (ci-contre).
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