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Isaac Strauss : de Strasbourg aux bals de Napoléon III



Après Musard et Jullien, nous poursuivons notre œuvre de découverte des musiciens de bal du XIXe siècle en nous attardant cette fois sur le destin d'un Strasbourgeois qui deviendra célèbre grâce à son action à Vichy avant d'être plébiscité dans la capitale, j'ai nommé Isaac Strauss.


L'occasion nous en est donnée par Laure Schnapper, qui vient de publier "Isaac Strauss, la musique et les musiciens de bal sous le Second-Empire", un livre extrêmement documenté et complet, en un mot "brillant", bref le genre de publication dont on raffole!


Laure Schnapper est musicologue à l'École des Hautes Études en Sciences sociales (EHESS), présidente de l'Institut européen des musiques juives (IEMJ) et spécialiste de la musique en France au XIXe siècle.

Elle est notamment l'auteure de "Henri Herz, magnat du piano. La vie musicale en France au XIXe siècle (1815-1870)" ou de "Du salon au front. Fernand Halphen (1872-1917)".


Avec elle, nous avons parlé de ces musiciens qui ont fait les beaux jours des bals parisiens au XIXe siècle, et en particulier d'Isaac Strauss dont le nom résonne encore un peu dans les mémoires, et pas seulement parce que c'est un homonyme des Strauss de Vienne (avec lesquels il n'a cependant aucune parenté) : on le connaît surtout parce qu'il fût le chef d'orchestre des bals de la Cour sous Napoléon III. Il a composé un nombre astronomique de valses, polkas et quadrilles, certains de ceux-ci basés sur les mélodies de son contemporain Offenbach, dont le cancanesque "Orphée aux Enfers", ayant ainsi contribué à faire connaître les mélodies du maestro aux masses.


Pourtant, la musique de Strauss est, comme celle des autres musiciens de bal, tombée dans l'oubli...

 

Bonjour Laure. Comment avez-vous eu l'idée de vous intéresser à Isaac Strauss ?

Laure Schnapper

Je suis musicologue de formation, et à ce titre je suis tombée sur Strauss car je travaille sur le XIXe depuis très longtemps. J'ai déjà publié une étude sur le pianiste Henri Herz, et ce sont des noms, Herz comme Strauss, qu'on retrouve régulièrement dans la presse. L'un comme l'autre sont très peu connus de nos jours alors qu’ils occupaient une place importante à l'époque, et forcément quand vous lisez leur nom vous vous demandez "Mais c'est qui ce Herz ?", "Mais c'est qui ce Strauss ?" Évidemment, comme tout le monde, au départ j'ai un peu confondu Isaac Strauss avec les autres Strauss (ndlr : ceux de Vienne) mais rapidement je me suis rendu compte qu’il s’agissait de personnes différentes et j’ai été intriguée.


Herz et son contemporain Strauss ont connu un peu le même destin : ce sont des juifs de l'Est (Herz est venu d'Allemagne et Strauss de Strasbourg) qui sont arrivés à Paris pour entrer au Conservatoire et qui ont fait tous deux ce que j'appellerais "de la musique de divertissement".

Ils font partie des instrumentistes qui ont débarqué à Paris et qui ont réussi à faire fortune en conciliant leur double savoir-faire, de musicien et d’entrepreneur.

Tous les deux ont été entrepreneurs dans des styles différents : Herz a écrit beaucoup de variations et de fantaisies pour piano, c'est-à-dire le répertoire qui se vendait, et, quand Chopin est arrivé à Paris et a éclipsé sa notoriété de pianiste-compositeur, il a monté une manufacture de pianos. Strauss a aussi été un entrepreneur hors pair, qui a joué un rôle considérable sous Napoléon III. Nous aurons sans doute l'occasion d'y revenir.


Le fait qu'Isaac Strauss soit l'arrière-grand-père de Claude Lévi-Strauss, est-ce que cela a été un moteur dans votre envie de connaître sa musique ?


Claude Lévi-Strauss, ethnologue et anthropologue français (1908-2009)

Non. Quand j'ai découvert le nom de Strauss dans la presse du XIXe siècle, je ne savais pas du tout qu’il était de la famille de Claude Lévi-Strauss, mais quand j'ai commencé à m'intéresser à lui, je m'en suis aperçu assez vite. Mais ce n'était pas la raison première de mon intérêt. Pour être précise, j'ai d'abord commencé à m'intéresser à Isaac Strauss à cause de l'affaire de droit d’auteur qui l’a opposé à la SACEM à propos de son emprunt de thèmes d’opéra, affaire qui a fait jurisprudence (ndlr : en 1855, Strauss est condamné à 50 francs d'amende par bal pour avoir adapté en quadrille "le Pré-aux-Clercs" d'Hérold sans l'accord des auteurs). J’évoque cette affaire dans mon livre sur Herz, et c'est à cette occasion que j’ai commencé à m’interroger sur l’identité de ce Strauss et à faire des recherches sur lui. Claude Lévi Strauss avait lui-même gardé des archives sur son ancêtre et j’ai retrouvé chez plusieurs descendants de Strauss de la documentation conservée par la famille.


Pourriez-vous retracer brièvement le parcours d'Isaac Strauss depuis sa naissance en Alsace ? Notamment le fait qu'il aurait très bien pu ne pas s'appeler Strauss et échapper ainsi à une malédiction qui l'a suivi toute sa vie ?


En fait, avant 1791 les juifs n'étaient pas considérés comme des citoyens. Ils avaient leurs propres coutumes et selon la loi juive portaient un prénom suivi de la désignation de leur père. Par exemple on disait "Sarah fille de Jacob" qui lui-même était "Jacob fils de...".

Les juifs étant devenus citoyens, Napoléon a exigé qu'ils prennent un nom de famille, qu’ils ont eu l'obligation de déclarer à l’Etat civil de leur mairie. Si j'insiste beaucoup là-dessus dans le livre, c'est parce que la famille d'Isaac a eu la malencontreuse idée de choisir le nom "Strauss", sans se douter des problèmes que cela poserait par la suite. Les détracteurs d'Isaac Strauss accuseront en effet Isaac d’avoir usurpé le nom des Strauss de Vienne pour se faire de la publicité, alors que son père ne pouvait évidemment pas savoir qu'il y aurait un musicien viennois du même nom qui composerait exactement le même répertoire de musique de bal qu'un de ses fils ! (ndlr : le fait qu'Isaac Strauss ait été l'homonyme des Strauss de Vienne a plutôt été une malédiction pour lui car il a dû lutter pour que les gens se rendent compte qu'il était un musicien français ayant une existence propre !)


Comment peut-on résumer son parcours jusque Vichy en passant par Paris et Aix-les-Bains ?


Il est né à Strasbourg, fils cadet d'un modeste barbier qui jouait du violon pour les fêtes. Isaac jouait du violon ainsi que son frère aîné Maurice ; ils ont alors eu l'idée de monter un quatuor avec deux autres frères, Simon et Salomon Lévy. Ce quatuor était itinérant et a commencé à donner des concerts et à se produire l'été dans les villes d'eau. D'abord Plombières et ensuite très rapidement, dès 1826, à Aix-les-Bains, où ils ont joué tous les étés pendant 18 ans. En même temps, ils ont décidé d’aller à Paris pour se perfectionner. Deux d’entre eux sont entrés au Conservatoire en 1828 : Isaac Strauss et le violoncelliste Salomon Lévy. Isaac Strauss est ainsi entré chez Pierre Baillot, qui était le grand violoniste de l'époque, avec lequel il restera en contact et qu'il fera venir à Aix-les-Bains quand il y dirigera la saison musicale de la station.



Jusque 1843, Strauss a organisé les bals et les concerts d’Aix mais il a mis longtemps à se faire remarquer. La ville appartenait à la Savoie et donc à la Sardaigne (ce sera le cas jusqu'en 1860) et recevait régulièrement le duc et la duchesse de Sardaigne. En 1842, ces derniers demandent à Strauss d’assurer les festivités du mariage de leur fils, Victor-Emmanuel, futur roi d’Italie. C’est ainsi que petit à petit la réputation de Strauss grandit et qu’on lui propose de prendre la direction des salons à Vichy (ce qu'on appellera par la suite le "casino"), ville d’eau que le gouvernement de Louis-Philippe veut promouvoir pour faire concurrence aux autres villes d'eau européennes, notamment, Bade.

Et là, à Vichy, Strauss va faire ses preuves comme musicien et comme gestionnaire des salons. Vichy a vraiment marqué un tournant dans sa carrière, parce que là il avait un contrat avec le gouvernement, plus exactement avec le Ministre de l'agriculture et du commerce, dans le but de développer la ville. Il fait construire la rotonde et participe à l’agrandissement de l’établissement thermal. Ce partenariat réussi avec l’Etat lui permet ainsi d’être choisi pour diriger les bals de Louis-Philippe, quand Jean-Baptiste Tolbecque démissionne en 1847.


Pour l'anecdote, l’année où Isaac Strauss quitte Aix, c'est Louis Waldteufel qui vient le remplacer. Les Waldteufel étant aussi des juifs de Strasbourg, ils faisaient partie du réseau de connaissances des Strauss et des Lévy. Venant de Strasbourg, ils parlent tous l'allemand (d'ailleurs on se moquera de l'accent allemand de Strauss toute sa vie) et évoluent dans le même milieu des "émigrés" juifs alsaciens. On peut dire que toute sa vie Isaac Strauss est resté fidèle à ses racines juives alsaciennes.


A-t-il travaillé longtemps pour Louis-Philippe ?


Il n'a pas eu vraiment le temps de le faire parce qu'il a été nommé en décembre 1847, soit quelques semaines avant les Journées de février 1848. Mais, ce qui est important c'est qu'il occupait le poste, même s'il n'a guère eu le temps de diriger des bals pour Louis-Philippe, ce qui fait que quand la Monarchie de Juillet est tombée, il était là. Ainsi, quand les Républicains ont voulu à leur tour organiser des fêtes, ils se sont tournés vers la personne qui était en place, et Strauss a pu organiser les fêtes républicaines de 1848. A son tour, Louis-Napoléon Bonaparte, quand il a été élu Président de la République, a tout naturellement pris Isaac Strauss à son service, qui est resté sous le Second Empire jusqu'à ce qu'il prenne sa retraite en 1869. C'est ainsi que Strauss a été pendant plus de 20 ans l’organisateur et le chef d’orchestre officiel des bals de la Cour.


Qu'en est-il de la rivalité entre Isaac Strauss et Philippe Musard ?

Musard a été mis dehors des bals de l'Opéra parce que ses bals étaient devenus très malfamés et que Napoléon III voulait y remettre de l'ordre. En 1854, il a proposé le marché à Strauss, qui s’est trouvé ainsi à la tête à la fois des bals de la Cour et de ceux de l'Opéra, auxquels il renoncera seulement en 1872.


La relation entre Isaac Strauss et Napoléon III a semble-t-il un peu débordé du strict cadre professionnel ?


La maison d'Isaac Strauss à Vichy par Louis Moullin, 1862

Napoléon III a habité dans la Villa Strauss à Vichy pendant les deux premières cures qu'il y a faites, en 1860 et 1861, avant de faire édifier des chalets. A cette époque, Isaac Strauss, que l’Empereur connaissait bien, venait de faire construire sa villa, qui était de ce fait la demeure privée la plus confortable de Vichy. C'est ce qui explique qu’elle ait été choisie pour le séjour de l'Empereur, sa suite habitant l’hôtel à côté.


A votre avis, pourquoi cette amnésie à propos de tous ces musiciens de "musique facile" comme Musard, Jullien, Isaac Strauss... ?


On peut l’expliquer par deux raisons principales. D'une part, tous les musiciens qui ont composé de la "musique de divertissement" ont souvent adapté la musique qui avait du succès à l'époque. Strauss a arrangé des valses, des polkas et des quadrilles sur les airs tirés des opéras qui se donnaient sur les scènes parisiennes. Or, la plupart de ces ouvrages lyriques ne sont plus joués, et ça n'intéresse plus personne d'entendre des arrangements d'opéras qu'on ne connaît plus.

D'autre part, dans le cas présent, on a affaire à de la musique utilitaire, conçue comme support à la danse. Or, à part vous (rires), on ne danse plus ni le quadrille ni la polka, et ce répertoire a perdu sa fonction.


Les Strauss de Vienne auraient aussi pu être oubliés. Pourquoi leur musique a-t-elle survécu contrairement à la musique de divertissement française ?


Je ne suis pas spécialiste de Johann Strauss, mais ce que j'en connais, en tout cas les grands tubes de Johann Strauss fils, montre qu’il s’agit de musique élaborée, qui avait fait l’admiration de Berlioz, et qui peut très bien être jouée en concert : même si on ne danse pas, ça tient la route. Le Beau Danube bleu, vous pouvez l'écouter comme un morceau, c'est quand même très réussi ! Vous n'avez pas l'équivalent chez Isaac Strauss : c'est de la musique avant tout pour faire danser les Français, qui n'a pas la prétention d’être jouée en concert.

À ce jeu des musiques qu'on peut jouer en concert, il est difficile d'égaler le Johann Strauss fils de Vienne.


Pourquoi Isaac Strauss s'est-il tourné vers la musique de danse plutôt que vers la musique dite "sérieuse" ?


frontispice d'une polka de Strauss composée sur les motifs de l'Orphée aux Enfers d'Offenbach

Même si Herz et Strauss ont essayé de se tourner vers la musique dite sérieuse, ils avaient, comme Strauss, une famille à nourrir ou l’ambition de faire fortune. Strauss a donc dû se tourner vers une musique qui avait du succès et qui lui permettait de gagner sa vie. Comme il était violoniste et chef d'orchestre, il est facilement devenu chef de bal, d’autant que son père était lui-même violoniste et jouait dans des mariages et des fêtes, et qu’il avait entendu ce répertoire dans l’enfance. C'est ainsi davantage par nécessité, je suppose, que par goût, qu’il s’est tourné vers cette activité.

Cela dit, il lui a fallu du temps pour atteindre une notoriété suffisante pour pouvoir bien vivre comme artiste. Dans mon livre, j'ai abordé la question du salaire que touchaient les musiciens à cette époque, parce que cela me semblait être une des clés pour comprendre le destin de Strauss. Les musiciens d'orchestre étaient vraiment dans la misère, ce qui explique que beaucoup d’entre eux jouaient dans des orchestres de bal et que Strauss ait choisi de devenir entrepreneur et chef d’orchestre de bals. Le salaire qu'il touchait comme violoniste au Théâtre Italien était modeste : avec 80 francs par mois, il ne pouvait pas vivre dignement avec sa famille, même en cachetonnant dans des bals privés.


En dehors de la musique, Isaac Strauss est connu pour avoir été un éminent collectionneur de judaïca (ndlr : d'objets de culte juifs). C'est d'ailleurs pour ça qu'on a retenu son nom plutôt que pour sa musique, qu'on a largement oubliée. Pourriez-vous nous en dire plus ?


Strauss n'est pas connu des musicologues, mais il est relativement connu des historiens de l'art puisqu'il était collectionneur et qu'il a été surtout le premier collectionneur de judaïcas, c'est-à dire des objets qui sont liés au culte juif. On peut dire que c'est une des plus grandes collections au monde. Elle se trouve aujourd'hui au musée d'art et d'histoire du judaïsme et les fleurons de ce musée proviennent de la collection de Strauss.

Cette collection était déjà connue de son vivant et il l’a exposée à l'Exposition universelle de Paris en 1878 et fait éditer un catalogue explicatif à ses frais.


Quels sont les fleurons de sa collection ?


arche sainte issue de la collection d'Isaac Strauss

Je dirais une "arche sainte" (ndlr : voir photo ci-contre), espèce d’armoire dans laquelle on range les rouleaux de la Torah. C'est un meuble en marquetterie qui date du XVe ou du XVIe siècle qui vient de Modène en Italie. Il en reste très peu et celui-ci est un objet d'art d’une valeur à la fois esthétique et patrimoniale exceptionnelle.

lampe de la Hanoukkah issue de la collection Strauss

Il y a aussi la plus vieille lampe connue qui a été utilisée pour Hanoukkah (ndlr : voir photo ci-contre), la fête des lumières, qui daterait du XIIIe ou XIVe siècle. Elle viendrait de France ou d'Allemagne, on ne sait pas très bien, mais elle témoigne de la présence des juifs dans ces pays au Moyen-Âge.


Merci beaucoup Laure !


C’était un plaisir.

 

Inutile de dire qu'avec cette petite interview, nous ne faisons pas le tour de l'ouvrage de 350 pages consacré à Strauss par Laure Schnapper. Nous conseillons donc vivement sa lecture tant il renferme une somme d'informations colossale sur l'époque.


Quant à la reconstitution musicale, nous ne nous sommes, cette fois-ci, pas attachés à reconstituer de musique de danse. Simplement parce que nous ne disposions pas d'une partition pour orchestre de Strauss au moment où nous écrivons ces lignes, ce qui pourrait cependant être résolu prochainement... C'est pourquoi nous renvoyons momentanément nos lecteurs aux musiques déjà disponibles sur YouTube ou ailleurs...


BIBLIOGRAPHIE


"Musique et musiciens de bal: Isaac Strauss au service de Napoléon III", Laure Schnapper, 2023, éditions Hermann

"Henri Herz, magnat de piano: La vie musicale en France au XIXe siècle (1815-1870)", Laure Schnapper, 2011, éditions de l’EHESS


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