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Irène Feste : la danse au temps de Napoléon



Comme aurait pu le faire la cigale, nous avons dansé tout l'été et avons, il faut bien le dire, été un peu dépourvus quand la bise fut venue. En effet, nous avions un peu délaissé notre blog, mais qui pourrait vraiment nous blâmer de nous être amusés en (relative) liberté après ces mois de confinement ?


Maintenant que l'automne a fait son arrivée avec fracas, nous avons enfin l'envie de nous y remettre et de délivrer, espérons-le, de nouveaux articles plein de morceaux d'Histoire et de danse dedans !


Pour commencer cette nouvelle année scolaire en douceur, c'est-à-dire en ayant soin de vous épargner les avalanches de noms et de dates qu'on affectionne tant d'habitude, nous nous sommes tournés vers la danseuse, chorégraphe et chercheuse en danses anciennes Irène Feste.


En effet, nous nous sommes rendus compte avec horreur que cette année du bicentenaire de la mort de Napoléon Ier s'acheminait vers sa fin alors que nous n'avions pas encore parlé de la danse sous son règne...


Pour combler ce vide, Irène Feste nous a semblé être une interlocutrice de choix, et elle a très aimablement accepté de répondre à nos questions.

Depuis 2020, elle poursuit une étude sur la danse à cette époque.

Elle a fait récemment une démonstration dansée du résultat de ses travaux qui consistent à se réapproprier une partie de ce qui reste encore très flou dans l'art de danser de cette période.

Ci-dessous un extrait de la "Gavotte de Vestris" dansée avec Guillaume Jablonka à l'Hôtel de Ville d'Asnières le 19 septembre 2021 :



(D'autres danses reconstituées peuvent être visionnées ici sur la page Facebook de la Compagnie Divertimenty)


L'entretien avec Irène Feste transcrit ci-dessous a été mené par notre rédacteur en chef.


Nous ne sommes pas tout à fait des inconnus étant donné que j’ai participé à un de vos stages organisé conjointement avec Cécile Laye en 2019. Je dirais que vous êtes une danseuse professionnelle qui a délaissé la danse classique pour s’intéresser à la danse historique allant de la Renaissance jusqu’à la 1e moitié du XIXème siècle, avec, je pense, une grande affinité pour le baroque. Est-ce correct ? Comment compléteriez-vous votre portrait ?


Irène Feste : Je n’ai pas délaissé la danse classique, mais très tôt dans ma formation, on m’a fait comprendre que je ne correspondais pas aux critères, notamment à cause de ma taille, trop grande ! Ma courbe de croissance a toujours été au-dessus de la moyenne, pour finir à ma taille actuelle 1m80. Ce qui, encore maintenant, peut me porter préjudice, même dans la danse ancienne. L’archétype de la danseuse plus petite que son partenaire est très ancré.

Personnellement, je n’ai aucun complexe avec ma taille, mais on me le fait remarquer régulièrement, et de façon très maladroite !


Un autre événement a fait que je me suis tournée vers la danse ancienne : j’ai dû subir une opération de la cheville qui ne garantissait pas que je puisse reprendre la danse à haut niveau. Deux mois après cette opération, ma reprise dans la danse a été de prendre mon premier cours de danse baroque avec Christine Bayle, et cela m’a servi de rééducation. J’y ai vu aussi la possibilité de continuer à danser.

Le fait de travailler sur le répertoire de la danse ancienne et donc sur les racines de la danse classique, me permet de me rapprocher de ma passion première.


D’où vient cette affinité pour la danse historique ?


J’ai toujours aimé ce qui est beau, j’ai été imprégnée du répertoire des ballets classiques où les mises en scène se passent à une époque révolue. J’ai regardé un nombre incalculé de fois les trois opus de Sissi, les adaptations des romans de Jane Austen et autres...

C’est lors de ma formation au diplôme d’état de professeur de danse que j’ai eu un aperçu de ce qu’était la danse baroque, grâce à Virginie Garandeau qui nous enseignait l’histoire de la danse. Et je m’étais dit qu’un jour, je m’y intéresserais de façon plus approfondie.

Depuis l’âge de 3 ans, la danse fait partie de ma vie, je n’ai jamais manqué un cours de danse, même pendant mes études universitaires. La danse a toujours été pour moi une évidence, le fait de m’intéresser à son histoire fait partie du processus normal. Comprendre d’où vient celle-ci, l’importance qu’elle avait au sein de la société, comment les maîtres à danser l’ont codifiée me semblent essentiel. Aujourd’hui, les danseurs sont à la recherche de la performance et perdent l’essence même de la danse. J’ose dire qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils dansent et cela se ressent.


Cette année, vous avez fait des recherches sur les danses du 1e Empire. Était-ce dans le cadre du bicentenaire de la mort de Napoléon ?


portrait de Jean-Etienne Despréaux

Plus exactement, en 2020, j’ai obtenu une bourse du Centre National de la Danse, l’Aide à la Recherche et au Patrimoine en Danse, sur le thème : « Les Quadrilles de Jean-Etienne Despréaux, organisateur des divertissements et spectacles à la Cour de Napoléon Ier ».

L’année 2020 marquait le bicentenaire de la mort de cet artiste méconnu qu’est Jean-Etienne Despréaux et le hasard du calendrier a fait que 2021 est l’année bicentenaire de la mort de Napoléon.

Cela fait depuis plusieurs années que je m’intéresse à cette période, et je souhaite comprendre comment la danse a évolué entre la fin du XVIIIème siècle et la période romantique, avec les débuts de la Sylphide, en 1832. Du point de vue technique, il y a un manque.


Pour éviter toute ambiguïté : quand on parle de « quadrille » dans le cas de Jean-Etienne Despréaux, parle-t-on du « quadrille de contredanses » qui préfigure ce qu'on appellera plus tard le « quadrille français » ?


Le terme « quadrille » a plusieurs sens. En l’occurrence, les quadrilles de Jean-Etienne Despréaux consistent en un ballet dont les interprètes font partie de la noblesse de cour. Celle-ci se met en représentation juste avant l’ouverture du bal proprement dit. Au cours du bal, on danse les contredanses dont fait partie le quadrille de contredanses. (ndlr : on parle donc bien de 2 choses différentes.)


Que sait-on et que ne sait-on pas sur les danses de l’époque ? Que sait-on exactement du programme des bals ?


Il y a encore des recherches à faire sur cette époque, mais nous pouvons saluer le travail réalisé par Yvonne Vart qui a fait redécouvrir ces danses. C’est grâce à Yvonne que je me suis intéressée à ce style qui fait écho à mon vécu de danseuse classique.

Au bal, la danse qui prédomine est le quadrille de contredanses (ndlr : qui se fixera plus tard dans ce qu’on appelle le « quadrille français »). On y danse aussi la valse. On y retrouve parfois les danses dites de « caractère », inspirées des danses traditionnelles étrangères, telles que l’Anglaise, la Mazurka, le Boléro…, qui sont souvent interprétées sur la scène avant d’être introduites au bal…

danseurs de boléro (avec castagnettes), date supposée 1809, costumes de la région de Murcie (Espagne)

Quels sont les reliquats de la danse baroque qui survivent à cette époque ?


De la danse baroque, le menuet est encore en usage. Les maîtres à danser considèrent le menuet comme étant le seul moyen d’acquérir et de conserver le maintien le plus noble et le plus gracieux.

Dans les figures de contredanse, on retrouve également certains pas issus de la danse baroque tels que le pas de rigaudon et le pas de gavotte.


Danse-t-on aussi des contredanses anglaises ou les anciennes contredanses françaises de la fin du XVIIIe siècle ?


Les contredanses françaises ont une place importante au bal. Selon les mémoires de certaines personnalités de l’époque, le terme contredanse revient régulièrement et notamment grâce au quadrille de contredanses qui est lui-même constitué de contredanses (ndlr : les contredanses qui le constituent sont « le pantalon », « l’été »…)

Il y a toujours eu des influences entre la France et l’Angleterre. A la fin du XVIIème siècle, un maître à danser français a ramené avec lui des contredanses anglaises qui ont été « francisées » pour plaire à la cour de France. Peut-on dire la même chose au début du XIXème siècle ? Pour réponse, je dirais juste que du temps de son règne, Napoléon n’a pas bonne réputation auprès des Anglais…


Il semble que même pour le quadrille de contredanses « canonique » qu’on appellera plus tard le quadrille français, on ne sait pas très bien comment il s’est formé et sous l’impulsion de qui. On ne sait pas toujours non plus d’où viennent les contredanses qui ont été retenues (poule, pastourelle…) ni ce qui a présidé au processus de sélection parmi les centaines voire les milliers de contredanses qui avaient déjà été créées à l’époque. Est-ce que je me trompe ?


Effectivement, il y a certaines informations qui nous échappent à ce sujet. Plusieurs maîtres à danser essayent néanmoins de répondre à ces questions. Il ne faut pas oublier que la danse est un art de transmission orale. Pour l’époque, elle faisait partie de la vie quotidienne, les effets de mode devaient aussi avoir une part dans l’évolution de la danse. (ndlr : Pour avoir un éclairage sur l'origine du "pantalon" et de l'"été", nous renvoyons le lecteur aux articles que nous avons déjà écrits, respectivement ici et ici.)


danseuses et danseurs figurant dans la "Trénis", qui a longtemps disputé la 4e place du quadrille de contredanses à la "Pastourelle"

Sauf erreur de ma part, la documentation sur la danse de cette période est plutôt rare. Comment explique-t-on cette rareté ?


Il existe plusieurs traités sur la danse à cette époque, notamment les recueils du maître à danser Jean-Henri Gourdoux-Daux qu’il publia entre 1804 et 1823. Il nous explique comment danser le quadrille de contredanses avec les différents traits de la contredanse. On trouve également de nombreux recueils de contredanses publiés par des musiciens comme Louis Julien Clarchies, Hullin…

Il est vrai que les publications paraissent moins florissantes qu’au siècle précédent. Je ne pourrais pas dire pourquoi cette différence.

(ndlr : voir une analyse des traces écrites laissées à propos de Louis Julien Clarchies dans notre article relatif à l'été)


Quelle a pu être l'influence d'un maître de danse comme Jean-Etienne Despréaux sur la danse de l'époque ?


La volonté de Napoléon de faire de sa cour un lieu de prestige se traduit par l'établissement d'une étiquette, sur le modèle de celle de l'Ancien Régime, la noblesse de cour fait donc appel aux maîtres à danser tels que Jean-Etienne Despréaux et Pierre Gardel, car ils sont les dépositaires des traditions de l’ancienne noblesse, que ce soit dans le domaine de la danse ou dans l’acquisition des bonnes manières.


Que vous a appris Jean-Etienne Despréaux ? Sur quoi vous êtes-vous concentrée en particulier dans son enseignement ?


Jean-Etienne Despréaux a laissé un certain nombre de documents manuscrits dont les quadrilles sur lesquels je travaille et également un système de notation de la danse, « La Terpsichorographie ». Ces éléments peuvent nous éclairer sur l’évolution de la danse. Comme ce sont des recherches en cours, je ne peux pas livrer plus de détails avant la journée d’études du 26 novembre 2021 et l’exposé de recherche du 18 janvier 2022.


Quelle place pour les danses 1er Empire dans le panel des danses historiques ? Contrairement à d’autres pays (comme la Russie), il semble qu'en France il y a un désintérêt pour ces danses chez les danseurs amateurs. Comment explique-t-on ça ?


Ce sont des danses qui ne s’acquièrent qu’au prix de nombreuses leçons. Elles requièrent d’avoir une certaine technique en danse. Le vocabulaire de pas utilisé est très proche de celui que nous connaissons de la danse classique, à savoir jeté, assemblé, entrechat, glissade, pirouette…

Ce sont des danses qui nécessitent exigence et rigueur, contrairement à celle du Second Empire qui sont pour la plupart marchées. Ce qui explique le désintérêt des danseurs amateurs pour ces danses qui sont techniques et virtuoses.

Nous sommes à une époque où danser doit s’acquérir tout de suite.


Quel entraînement pour devenir un Trénis [1] (ndlr : un virtuose de la danse) ? Peut-on se lancer quand on ne maîtrise que le chassé-jeté-assemblé ?


Irène Feste accompagnée de Pierre-François Dollé

Tout maître à danser qui se respecte dira qu’il est nécessaire de préparer le corps et de faire des exercices préparatoires aux mouvements dont nous avons besoin dans la danse pour que cela paraisse naturel aux yeux des spectateurs.

De mon point de vue, rien ne s’acquiert en claquant des doigts, si l’envie, la passion et le plaisir sont là, il n’y a aucune raison de ne pas se lancer, mais il faut avoir conscience que ce n’est pas aux premiers cours qu’on deviendra un Vestris ou un Trénis. Pour la danse baroque, c’est pareil. Je vois mes élèves qui progressent à leur rythme et avec leur moyen et la danse prend vie.






Comment dansait-on dans les différents milieux à l’époque ? De la même façon chez les gens qui évoluaient dans la Haute Société et dans le peuple ?


Jusqu’à maintenant nous avons parlé des danses qui se pratiquaient dans les hautes sphères. Dans les milieux ruraux, ce sont les danses traditionnelles régionales qui prédominent, avec néanmoins quelques influences des danses citadines, on y danse aussi des contredanses.

On danse pour des occasions particulières tels les mariages, les fêtes, les carnavals…


Quel est le fruit de vos recherches ? Qu’avez-vous pu compléter au panorama des danses de l’époque ?


Mon objectif est de faire revivre la danse ancienne au plus proche de ce qu’indiquent les traités.

Souvent la recherche en danse n’est réduite qu’à des communications ou publications, mais jamais à la pratique même. En tant que danseuse, il m’est inconcevable que l’on puisse parler de danse sans la pratiquer.

J’effectue des recherches appliquées, dans le but de pratiquer, tester et ressentir le mouvement tel qu’il pouvait être réalisé à l’époque et d’en comprendre son évolution.

Ce que j’apprécie dans la recherche, c’est de mettre en pratique les danses. Il est important d’en parler, de présenter les sources qui nous sont parvenues jusqu’à aujourd’hui, mais il n’y a rien de tel que te tester la danse.


Quelles sont vos prochaines activités / représentations prévues dans les semaines qui viennent ?


Dans le cadre de ma recherche sur « les Quadrilles de Jean-Etienne Despréaux », une journée d’étude se tiendra le vendredi 26 novembre 2021, à l’auditorium de la BnF François Mitterrand, en partenariat avec l’Institut National d’Histoire de l’Art, Le Centre National de la Danse et la Bibliothèque Nationale de France. A cette occasion, je présenterai une reconstitution de ces quadrilles.

Le 18 janvier 2022 aura lieu l’exposé de recherche au Centre National de la Danse, à Pantin.


Courant de l’année 2022, je vais chorégraphier et danser pour la compagnie Danses au (Pas)sé. (ndlr : la page Facebook de Danses au (Pas)sé est ici, et c'est ici pour le site internet.)


Où peut-on suivre votre enseignement de la danse baroque ?


J’enseigne à un groupe d’adultes le samedi matin de 10h30 à 12h30, dans une salle du Palais du Peuple, 29 rue des Cordelières 75013 Paris.


Merci beaucoup Irène !




INFORMATIONS COMPLEMENTAIRES


[1] Pierre Trénis (ou Trénitz) est un danseur, a priori non professionnel à la base, dont les capacités en matière de danse étaient tellement extraordinaires qu'il est devenu la coqueluche des salons parisiens. Une figure du quadrille de contredanse, "la Trénis", porte son nom. Cette figure fut longtemps en concurrence avec "la Pastourelle" et c'était, soit l'une, soit l'autre, qui était dansée dans le quadrille de contredanses. Avec le temps, c'est la Pastourelle qui a fini par s'imposer comme quatrième figure. Preuve de sa renommée, il a sa page wikipedia ici ;-)


On signalera que la compagnie amateur "Paris qui danse" s'attaque aussi au répertoire du 1er Empire et présentera des chorégraphies au Château de Rambouillet le week-end des 9 et 10 octobre, dont l'inusitée "Gavotte de la Dansomanie". (Le compte instagram de la troupe est ici.)


Le rédacteur en chef tient également à remercier Artécole pour Tous, le britannique Sam Gosk et Aux Jardins du Roy pour les exercices pratiques de pas 1e Empire qu'il a pu suivre grâce à eux.


Pour terminer cette article sur la danse 1er Empire, quoi de mieux qu'une nouvelle démonstration ?

Nous retrouvons Irène Feste et Guillaume Jablonka à l'Hôtel de Ville d'Asnières le 19 septembre 2021 pour le "Menuet de la Cour" chorégraphié par Gardel.



Alors ? Si vous avez déjà dansé tout l'été, pourquoi ne pas danser tout l'automne au rythme des temps levés, chassés, jetés, assemblés, glissés dessus, glissés dessous, etc. ?

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